Norden, vieille cité presque sur le rivage de la Mer du Nord, en Frise orientale (vue des Pays-Bas, ce qui, singulièrement, la situe à l’extrême nord-ouest de l’Allemagne), et son fameux Schnitger. La néerlandaise Groningen est juste « en face », par-delà la rivière Ems, avec ses deux Schnitger : Martinikerk (1691/1729), restitué par Ahrend en deux temps (1977-1984) ; Aakerk (1702), restauré par l’Orgelmakerij Reil en 2011. Très singulier par sa disposition dans l’église (il se déploie autour du pilier sud-est du transept, ses buffets sonnant dans des directions différentes tout en préservant une rare homogénéité), le Schnitger de Norden est devenu, depuis sa restauration-reconstruction par Jürgen Ahrend en 1981-1985, l’un des passages obligés pour l’interprétation de la musique du XVIIe siècle allemand, parfois au-delà selon ce qu’autorise le tempérament mésotonique modifié.
Il est parmi les orgues baroques allemands les plus enregistrés. Jean-Charles Ablitzer : Böhm, Buxtehude (CD 4) ; Bernard Coudurier : Scheidemann, Bruhns & Hanff, Lübeck ; Bernard Foccroulle : Buxtehude (CD 3), Bruhns, Bach (CD de Chorals de son intégrale), Tunder ; Gustav Leonhardt : Musiques nord-allemandes ; Harald Vogel : Buxtehude, Böhm, Lübeck, Bruhns, récitals ; Roland Götz : Pachelbel ; Ton Koopman : Buxtehude ; Bob van Asperen : Froberger (Vol. 7 des Capricci) ; Peter Hurford : Bach – et tant d’autres encore. S’y ajoutent les gravures des actuels titulaires : Agnes Luchterhandt et Thiemo Janssen, ce dernier ayant ici même veillé à l’accord optimal des anches. Sans oublier Walter Kraft, Karl Richter ou Edward Power Biggs dans les années 1960, avant la somptueuse restitution Ahrend.
Experiencing Vibrations with Buxtehude
Cet étrange sous-titre se réfère aux activités, se fécondant l’une l’autre, de musicien et de thérapeute d’Arnaud Van de Cauter, auquel on doit notamment, déjà chez Paraty, une intégrale Peeter Cornet. Les informations du livret éclairent cette complémentarité, et l’on imagine volontiers le bénéfice que peuvent en retirer les musiciens, soumis à toutes sortes de contraintes privées ou extérieures :
« Arnaud Van de Cauter est professeur d’orgue au Conservatoire Royal de Musique de Liège et professeur de Formation Corporelle au Conservatoire Royal de Musique de Mons ARTS2. Praticien, thérapeute et enseignant en Somatic Experiencing® et en NARM®[Modèle Relationnel Neuro-Affectif – thérapie des traumatismes du développement], il a développé une approche expérientielle de la pratique artistique associant prise de conscience corporelle, pleine conscience et gestion du stress (ESSE – Être Soi & Somatic Experiencing®). Il est invité à donner des cours et des formations à ce sujet dans les écoles de musique et conservatoires, pour les élèves autant que pour les enseignants. Son enseignement de l’orgue au Conservatoire de Liège repose sur cette approche sensible et organique de la pratique artistique. Le confort à l’instrument et la gestion du stress font partie intégrante du cursus des étudiants en orgue. »
L’interprète y fait écho à propos de ce Buxtehude : « De façon consubstantielle à la condition humaine, nous sommes remplis de figements, de croyances et de pensées parasites qui nous empêchent d’être nous-mêmes. Ils justifient non seulement les difficultés personnelles mais, pire encore, les folies, les incompréhensions, les guerres. Pourtant, nous ne demandons qu’à nous reconnecter à qui nous sommes vraiment : des êtres vivants incarnés au cœur du monde qui aspirent à l’élévation de l’esprit, en relation avec l’autre. Tel est le cheminement proposé par la SE®.
Pour ma part, ce cheminement a toujours été de pair avec la musique, d’une part, et la recherche d’une plus grande connexion à soi-même et aux autres, d’autres part. Il a commencé très tôt, avec l’émerveillement pour la musique, pour l’orgue, pour les temples et cathédrales qui les abritent. Plus largement, pour l’humanité dans ce qu’elle a de créatif, de beau et d’émouvant.
Très tôt, je me suis mis en quête de la vibration qui touche, qui élève, qui transforme. Lors d’un voyage en Allemagne du Nord, je découvre l’orgue de Norden. La force vibratoire de cet instrument, œuvre du génial Arp Schnitger (1688) m’a profondément touché. Près de quarante ans plus tard, y retourner pour cet enregistrement Experiencing Vibrations était une évidence. »
Expérience proprement individuelle qui par le truchement physique de l’instrument pourrait devenir, même au disque, collective ? Ce qui est certain, c’est que ce Buxtehude respire liberté et souplesse, hauteur et saine exaltation, toutes communicatives et bienfaisantes, rehaussées d’une manière intuitive et savante de faire sonner le Schnitger. Un lâcher-prise constructif que l’on imagine consubstantiel à la dimension thérapeutique évoquée semble ici spontanément répondre à l’une des règles d’or de l’orgue ancien, parfaitement mise en œuvre : ne jamais penser pouvoir (encore moins devoir) le forcer. De sorte que détente et tension témoignent d’un très harmonieux équilibre dans ce disque qui fait du bien.
La beauté du programme et son ordonnancement contribuent à une sensation de constante plénitude, mais déclinée de mille et une façons, qu’il s’agisse d’un simple verset de choral ou d’une pièce d’apparat. De même la divulgation de l’alchimie des registrations, qui accompagne et éclaire l’écoute, met l’accent sur un autre principe : optimiser par l’économie. À condition, naturellement, d’avoir sous les doigts une merveille comme le Schnitger de Norden, sans que l’on puisse départager ce qui revient au maître du XVIIe et à l’harmonisation superlative de la résurrection Ahrend. Un ou quelques jeux, c’est assez pour un plein épanouissement du timbre, sans cesse reconfiguré, tout ici n’étant que richesse dans la diversité.
Arnaud Van de Cauter use avec parcimonie des mixtures, nombre de registrations décantées suffisant à apporter la lumière et la force requises, dialogue ininterrompu de plans sonores se répondant dans une vive continuité. L’impact des mixtures sur anches de pédale est d’autant plus saisissant lorsqu’elles sont finalement sollicitées. Où l’on note que même dans les plus grands déploiements, sachant que l’on ne peut accoupler Rückpositiv sur Hauptwerk, mais seulement le troisième clavier, qui commande tantôt le Brustpositiv, tantôt l’Oberpositiv, ce ne sont qu’une poignée de jeux du Hauptwerk qui sont mis à contribution, éventuellement complétés de mixtures et d’anches de l’un des plans sonores actionnés par le troisième clavier. Une quinzaine de jeux pour une insurpassable plénitude.
Il y a dans ce Buxtehude associant couleurs et ferveur une qualité et une densité si chaleureusement humaines qu’elles exaltent de fait ce qu’il y « a de créatif, de beau et d’émouvant » – et de grand. Tons de pourpre et d’or annonçant le temps de Noël, ou l’Épiphanie, comme dans le merveilleux Wie schön leuchtet der Morgenstern. Un enchantement, cadeau rêvé des fêtes.
Dieterich Buxtehude, Nun lob mein Seel den Herren, BuxWV 214 (extrait)– Arnaud Van de Cauter
Mieux qu’un simple enregistrement : un objet imposant et précieux pour audiophiles exigeants, du moins la version analogique ayant motivé cette production scarlatienne : un vinyle accompagné d’un très élégant livret bilingue italien/anglais richement illustré. Si la version numérique écoutée sur CD pour cette chronique comporte un livret uniquement en italien, illustré de même, Lorenzo Vella, directeur du label indépendant Birdbox Records (Rome), ingénieur du son et producteur de cet album, a aimablement fourni à l’intention des lecteurs d’Orgues Nouvelles une version française du texte de présentation musicale : À la recherche du son de Domenico Scarlatti – Une conversation entre Livia Mazzanti et Daniela Tortora.
La durée réduite (pour un CD) de cette superbe production s’explique par des considérations purement audiophiles, dûment argumentées : « Maintenir une durée d’enregistrement faible sur un LP est une nécessité physique et acoustique pour garantir une fidélité et une qualité sonore maximales. […] Une durée d’enregistrement courte (idéalement moins de 18 minutes par face) est considérée comme optimale pour un LP, afin de maximiser volume et dynamique, l’énergie sonore d’un vinyle étant représentée par l’amplitude des ondulations (les sillons) : si la durée est courte, l’ingénieur de cutting peut graver les sillons avec un espace plus important entre eux (un pitch plus large) et une amplitude plus grande. Cela se traduit par un volume plus élevé qui améliore le rapport signal/bruit et réduit le bruit de fond […] » Soit !
Scarlatti – Livia Mazzanti – version vinyle
Livia Mazzanti à l’orgue conçu pour Naples par Jean Guillou
La technique de prise de son et de gravure du LP n’est pas seule à faire ici la différence, mais surtout, quel que soit le support, la manière d’approcher Scarlatti de Livia Mazzanti, professeur au Conservatoire de Naples et la plus parisienne des organistes romaines, disciple de Jean Guillou souvent entendue en France dans des univers originaux abordés dans un même esprit – dont les fameuses Variations sur un récitatif d’Arnold Schoenberg, qui restent attachées au nom de la musicienne en concert et au disque (captées par deux fois sur le vif à Saint-Eustache, Paris), au côté de Nino Rota, Giacinto Scelsi (qu’elle a bien connu), Castelnuovo-Tedesco ou Bach-Hindemith-Busoni, ce dernier album à l’orgue Steinmeyer (1930) de la Christuskirche di Via Sicilia, l’église évangélique allemande de Rome, dont elle est titulaire (1).
Livia Mazzanti a choisi huit Sonates lui tenant à cœur de longue date, à parts égales en tonalités majeures et mineures, enregistrées en 2024 le jour anniversaire de la naissance de Domenico Scarlatti (26 octobre), à l’orgue de la Salle… Scarlatti du Conservatorio di Musica San Pietro a Majella di Napoli – assurément sous les meilleurs auspices – sur le Tamburini conçu par Jean Guillou. Dans le livret de son CD d’improvisations Le Voyage à Naples (Philips, 2008), Jean Guillou en relate l’histoire :
« C’est en 1982 que la direction du Conservatoire de Naples me demanda de concevoir un nouvel orgue pour la salle de concert de l’établissement, laquelle avait été reconstruite après le tremblement de terre qui avait fait une ruine de l’ancienne salle. On me priait alors de travailler ce projet avec le facteur italien Tamburini que je connaissais déjà.
Cet orgue, conçu peu après celui du « Chant d’Oiseaux » de Bruxelles […], s’en tenait à peu près au même principe et à la même importance sur quatre claviers. Cependant le facteur d’orgue était différent, et aussi l’acoustique de la salle.
L’instrument fut donc construit en 1983, mais alors qu’il se trouvait déjà installé dans la salle, de nombreuses difficultés vinrent s’interposer pour empêcher son usage, et jusqu’à son inauguration : normes de sécurité pour la salle, volontés divergentes des directeurs qui se succédèrent. Ces difficultés ne durèrent pas moins de… 25 années. Soudain, un nouveau directeur fut nommé, le Maestro Vincenzo De Gregorio : ce fut lui, enfin, qui décida qu’il était urgent de redonner vie à cet orgue, et il fit tout le nécessaire pour y parvenir.
Mais il fallait restaurer cet instrument jamais joué, et depuis si longtemps abandonné à la poussière. […] On décida de confier cette restauration, avec renouvellement du matériel électrique et électronique, ainsi qu’une révision de l’harmonisation et quelques légères modifications, à la firme de Francesco Zanin [Codroipo, Province d’Udine, Frioul-Vénétie Julienne], qui, ainsi, devint le second auteur de cet orgue. […] L’inauguration eut enfin lieu le 1er juin 2007 : je jouai des œuvres de Gesualdo, Bach, Schumann, trois de mes Sagas et ma transcription des Tableaux d’une exposition de Moussorgski […]. »
N’ignorant rien, bien entendu, de l’« historiquement informé », Livia Mazzanti reste fidèle à l’idée prônée depuis toujours par son maître Jean Guillou : aborder toute musique depuis le moment présent, en contemporain, naturellement dans le respect du texte mais avec la sensibilité et les moyens sonores d’aujourd’hui. Ce n’est en l’occurrence ni la négation ni le contraire des innombrables versions des Sonates de Scarlatti entendues au clavecin ou même au piano, mais simplement autre chose. Un autre univers sensible où, plus que jamais et par la structuration qu’autorise une vaste palette, très singulière dans le cas de cet orgue napolitain, la musique s’épanouit dans un espace temporel et de timbres d’une ampleur décuplée. Chaque Sonate résonne tel un monde en soi, huit microcosmes parfaitement autonomes mais corrélés, se répondant deux par deux, la structure bipartite avec reprises de ces pages toutes différentes faisant de chacune d’elles un paysage musical d’une vraie densité.
La musicienne cite Busoni, tel un gage de liberté pour l’interprète et de ferment pour la présente approche : « J’aime beaucoup la notion provocatrice de « transcription » formulée par Ferruccio Busoni au début du XXe siècle : Toute notation est déjà transcription d’une idée abstraite, et c’est peut-être de là que je suis partie pour exprimer, avec mon instrument, la fascination que je ressentais depuis l’adolescence pour cet auteur, pour moi maître absolu de la synthèse en musique ; déjà au piano, je percevais chez Scarlatti une conception abstraite transversale, au potentiel extraordinaire. »
Dans sa lumineuse et vive conversation avec la musicologue Daniela Tortora, Livia Mazzanti permet à l’auditeur, Sonate après Sonate, de visualiser et d’anticiper les tableaux musicaux inventifs brossés au fil de son interprétation – dans l’intimité ou en extérieur (Pastorale, La caccia [« La chasse »], plus vraie que nature). Contrastes et climats y sont vigoureusement affirmés, de l’allègre ou champêtre au pur tragique. La prise de son restitue à merveille tant la spatialisation de l’instrument que l’instrumentation complexe et acérée, dans l’équilibre. Émotion, abstraite ou d’inspiration populaire, et virtuosité rivalisent d’éclat, alternant ombre et lumière, jusqu’au sfumato le plus immatériel. L’ultime Sonate, au chant si nostalgiquement prenant et largement déployé, est bouleversante d’intensité poétique. Un Scarlatti qui ne ressemble à aucun autre tout en affirmant de multiples racines et que l’on se gardera de comparer, ce qui serait un contresens. Il suffit d’entrer dans le rythme de la narration, de se laisser porter par les affects de cette musique évocatrice et « spirituellement sensorielle », théâtre haut en couleur alla napoletana.
Lucile Dollat, orgue Grenzing (2015) de l’Auditorium de Radio France, Paris Florent Jodelet et François Vallet, percussions
LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS Durée : 1h 10′ 38″ Radio France, Collection Tempéraments, TEM 316076 (distribution Outhere), 2025
Musique rituelle pour grand orgue, tam-tam et xylophone (1967) Premier Prélude et fugue (1928) Reflets Magyars (1961) Deuxième Prélude et fugue (1929) Élévation (1958)
Alors que paraissait chez Tempéraments son album Night Windows (1), Lucile Dollat (sur le point d’achever sa résidence à Radio France – Alma Bettencourt lui a succédé aux claviers du Grenzing) s’apprêtait à faire entendre en concert des extraits de Musique rituelle d’Elsa Barraine (2). Elle publie dans la même collection un nouveau CD, entièrement dédié à la compositrice. Rien de démonstratif dans cette musique exigeante et « sévère », savante autant qu’intuitive et ressentie au plus profond par une femme aussi politiquement et humainement engagée qu’en quête de spiritualité. Claviériste sans être organiste, elle se montre davantage intéressée par le souffle de l’orgue et ses possibilités structurelles infinies que par sa palette. On remarque d’ailleurs que la question de la registration – donc la part de liberté de l’interprète – n’est abordée ni dans le beau texte de présentation, signé Cécile Quesney et Mariette Thom, ni dans les analyses accessibles en ligne, dont la présentation par Lionel Pons de Musique rituelle, reprise dans le dossier très fouillé des Amis de la musique française (3). On note aussi qu’Elsa Barraine est absente du Guide de la Musique d’orgue de Fayard (1991), y compris de sa seconde édition (2012), situation assurément regrettable mais qui sans doute reflète la place très comptée qu’elle occupe chez les organistes.
Elsa Barraine fut la quatrième femme (depuis Lili Boulanger en 1913) à remporter le Prix de Rome – d’abord un deuxième second Prix, en 1928, pour sa cantate Héraclès à Delphes, puis l’année suivante un Premier Grand Prix avec La vierge guerrière, trilogie sacrée sur le thème imposé : Jeanne d’Arc, qui ne l’aurait guère inspirée ou motivée – pour sa victoire inattendue, elle invoquait la chance ! Elle venait de composer ses premières pièces pour orgue : un premier Prélude et fugue, celle-ci « sur un chant de prière israélite » (« Hommage respectueux à mon Maître Paul Dukas »), un second Prélude et fugue, de nouveau « sur un chant juif » (1928-1929) – Elsa Barraine était juive par son père. On reste étonné par la maîtrise formelle et expressive de ces pages denses, complexes mais séduisantes, de la part d’une compositrice de pas même vingt ans. Puis l’orgue soliste disparut de ses préoccupations.
Elle y revint pour une page de circonstance, dédiée en 1958 à Jean Langlais : Élévation. S’ensuivit en 1961 Reflets magyars (Cinq Méditations sur un thème hongrois « Elindultam szép hazámból » [J’ai quitté mon beau pays natal]), miniatures contrastées et individualisées, ciselées et singulières de ton, composées pour le mariage du fils du chef d’orchestre et compositeur Manuel Rosenthal – Elsa Barraine avait œuvré dans la Résistance au sein du même groupe que lui. Ce « thème et quatre variations » sur une mélodie notée par Bartók en 1906 fut créé lors des noces par Raffi Ourgandjian. L’organiste et compositeur natif de Beyrouth fut aussi celui qui incita Elsa Barraine à composer Musique rituelle, qu’il créa à la cathédrale de Lausanne en 1967 et enregistra quarante ans plus tard (Marcal Classics, 2010) à l’orgue néoclassique Michel-Merklin et Kuhn (1964) du Saint-Nom-de-Jésus à Lyon, restauré par Michel Jurine, proposant le même programme que le présent CD.
Musique rituelle
Inspirée du Bardo Thödol ou Livre tibétain des morts (bardo : état intermédiaire, thö : entendre, dol : libérer), Musique rituelle pour grand orgue, tam-tam et xylophone, comme indiqué sur la couverture du manuscrit calligraphiée par Elsa Barraine elle-même, ornée du mantra sanskrit Aum Ma Ni Pad Me Hum (« Salut, joyau dans la fleur de lotus »), associe orgue, tam-tam (à hauteur indéfinie), gong (instrument accordé) et xylo[ma]rimba (entre xylophone et marimba, ce dernier étant l’instrument ici choisi).
« La spiritualité dans la démarche d’Elsa Barraine ne doit rien à une vision dogmatique figée, mais tout à une curiosité sans cesse en éveil, évoluant entre plusieurs cultures dont elle a approfondi les sources. […] la lecture de la Bhagavat-Gitâ que lui avait fait connaître Paul Dukas ou encore de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta de René Guénon ont considérablement compté dans son cheminement personnel, conjuguant au plus intime spiritualité et ouverture. » – Lionel Pons
Ce rituel funéraire retrace le voyage de l’âme entre l’agonie et le moment où elle va pouvoir s’orienter vers la libération définitive ou la réincarnation. La musicienne rend compte de ce voyage de quarante-neuf jours en sept étapes – « Le chiffre sept et ses multiples […] est directement présent dans l’échelle de durées utilisées dans les sept parties, de quarante-neuf triples croches à zéro. » (id.). Autre forme de symbolique des nombres, qui semble indissociable de la manifestation de la spiritualité en musique. Elsa Barraine fait montre d’une pleine liberté dans le traitement musical d’étapes fortement contrastées. Une musique que l’on peut présenter, en aucun cas décrire. Il faut vibrer tout au long du périple de l’âme comme y invitent Lucile Dollat, Florent Jodelet et François Vallet, à une intensité exacerbée répondant une sensibilité tout aussi malléable, jusqu’au moindre bruissement des percussions ou murmure de l’orgue. On relève dans l’agencement et l’usage des contrastes de couleur, en particulier dans Les divinités irritées sur fond de rythmes irréguliers à la vive scansion, un écho des Colloques de Jean Guillou, dont les cinq premiers furent composés dans les années 1960 : le n°4 (1966) associe à l’orgue et au piano un pupitre de percussions réunissant xylophone, vibraphone, tom-tom, tam-tam grave, cymbales suspendues, gong et timbales.
Un disque captivant, servi par des musiciens suprêmement investis mais « desservi », comme l’on sait, par l’acoustique de l’Auditorium de Radio France, qui donne (pour l’orgue) le très étrange sentiment de ne pas s’inscrire dans un espace réel, tangible. Élévation, qui referme le CD sans réellement pouvoir offrir de résonance sensible, suspend trop brusquement l’écoute onirique d’un tel programme. Modifier l’ordre d’écoute change tout : un enchaînement chronologique, en plus de donner à entendre l’évolution vers toujours plus d’absolu et de hauteur de la part de la compositrice, permet de refermer l’album sur l’extinction progressive, libératoire, de La Délivrance différée.
E. Barraine, 3e Reflet magyar (extrait) – Lucille Dolat à l’orgue Grenzing de Radio-France (Paris)
(3) Musique rituelle pour orgue et percussions : la durée et le rythme comme vecteurs de spiritualité, texte de Lionel Pons initialement publié dans la revue Euterpe (septembre 2013, n°23). https://lesamisdelamusiquefrançaise.com/?texte=barraine-elsa
Marcel Dupré (1886-1971) Trois Préludes et fugues, op. 7 (1912) Charles-Marie Widor (1844-1937) Trois nouvelles Pièces, op. 87 (1934) I. Classique d’hier – II. Mystique – III. Classique d’aujourd’hui Jean-Jacques Grunenwald (1911-1982) Diptyque liturgique (1956) I. Preces – II. Jubilate Deo Daniel Roth (*1942) Fantaisie fuguée sur « Regina Cæli » (2007)
Karol Mossakowski à Saint-Sulpice…
Nommé en février 2023 organiste titulaire du grand orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice, au côté de Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin et de Daniel Roth, ce dernier désormais titulaire émérite (1), Karol Mossakowski y donnait le 8 juin suivant un prodigieux concert d’installation (2). Le buffet de Chalgrin était pour l’occasion nimbé d’un rouge répondant au blanc de la pierre – aux couleurs de la Pologne. Son programme d’apparat rendait hommage aux organistes « historiques » du lieu (101 ans de titulariat à eux deux !) : Dupré avec le premier de ses Préludes et fugues op. 7, Widor avec sa Cinquième Symphonie, hommage élargi à Franck (qui rêva de cette tribune) : Choral n°2, et ponctué d’une improvisation comme les compositeurs – c’est le cas de Karol Mossakowski – savent en proposer. En bis, deux Chorals de Bach : Liebster Jesu, wir sind hier BWV 731 et 730, qui firent sonner l’orgue de façon étonnamment différente, la libre projection des timbres, d’une prodigieuse proximité, semant presque le doute quant à son esthétique : un authentique caméléon riche de jeux du XVIIIe siècle magistralement intégrés dans ce chef-d’œuvre de Cavaillé-Coll, touché et registré par Karol Mossakowski comme s’il le connaissait et en « respirait » l’esprit et l’acoustique depuis toujours.
Et de formuler un souhait à l’issue de ce récital : graver un jour un récital Bach à Saint-Sulpice. Daniel Roth a lui-même enregistré pour Motette (CD 12321, 1998) un album convaincant et de toute beauté dédié au Cantor – où était évoquée l’ombre d’Albert Schweitzer, célébré cette année, lequel joua un rôle essentiel dans l’édition Widor de l’œuvre de Bach chez Schirmer –, Daniel Roth faisant entendre à Saint-Sulpice un Bach fidèle à son propre temps et idéalement adapté tant à la dynamique qu’aux moyens phénoménaux, foncièrement polyvalents, de cet instrument inclassable.
…et son premier enregistrement au grand orgue Cavaillé-Coll
Pour son premier disque à Saint-Sulpice, Karol Mossakowski aurait pu choisir la « facilité » et proposer un programme flamboyant et magnifique comme celui de son concert d’installation, d’ores et déjà ancré dans les mémoires. Si l’on espère que le projet Bach suivra, l’hommage à ses prédécesseurs à cette tribune ne pouvait que s’imposer – manière également de s’inscrire dans une lignée. Il offre ici un panorama des plus denses, réunion assez peu « grand public » d’œuvres très contrastées mais qui toutes ont en commun une gravité et une sobriété faisant d’emblée de ce récital une œuvre de maturité, loin de tout esprit démonstratif nourri d’œuvres obligées de virtuosité, comme il aurait pu être légitime de procéder pour une première gravure sur un instrument d’exception. Le gain musical et instrumental est ailleurs, dans l’approfondissement et la découverte.
Cela vaut même pour Marcel Dupré dont l’Opus 7, entrepris en 1912 et publié seulement en 1920, est certes l’œuvre d’un jeune musicien, mais avant tout une musique exigeante, savante et « sérieuse » (chaque diptyque est dédié à un jeune défunt : René Vierne, « mort pour la France » à quarante ans dans la Marne, en 1918 ; Augustin Barié, mort d’une congestion cérébrale à trente et un ans, en 1915 ; Joseph Boulnois, mort aux Armées, à trente-quatre ans, de la grippe espagnole, trois semaines avant l’Armistice de 1918). Un cycle en constante réinvention de la forme – et d’une redoutable difficulté. Karol Mossakowski restitue à merveille la lumière déliée de la Fugue du premier diptyque, l’étrangeté quasi surnaturelle de timbres et l’absolue souplesse de la progression du deuxième, donnant dans le cheval de bataille qu’est le troisième la sensation d’une registration optimisée par l’économie, la franchise et l’articulation lyrique du jeu faisant sonner le Cavaillé-Coll avec force et fraîcheur.
Au contraire de Dupré, les Trois nouvelles Pièces de Charles-Marie Widor, publiées en 1934 mais composées antérieurement, sont d’un compositeur presque au-delà de sa pleine maturité. Widor y déploie une poésie venue d’un autre temps, ainsi dans les pages pensées pour les flûtes de Cavaillé-Coll, en particulier dans Mystique (aucun lien avec la pensée liturgique de Tournemire dont le cycle L’Orgue mystique date des années 1927-1932). On y retrouve des caractéristiques du Widor de toujours sur le plan de la couleur harmonique, avec des réminiscences de la Cinquième dans certains détails de mise en forme telles que les petites notes ornementales – du pur Widor orchestral délicatement ciselé. Trois superbes pièces de concert, trop peu jouées, d’une stricte maîtrise d’écriture vivement canalisée sans renoncer au grand souffle propre au maître, très perceptible dans Classique d’aujourd’hui, dont la forme suggère davantage une parenté avec la Gothique.
Pour Dupré comme pour Widor, on sent combien Karol Mossakowski est aussi intensément pianiste : il associe à l’orgue cette liberté du flux musical naturelle aux pianistes mais que les organistes n’osent le plus souvent s’approprier. L’interprétation y gagne en souplesse (de l’énoncé textuel et des affects), à la fois spontanée et librement intégrée, doublée d’une gestion au millimètre – sans contrainte et résolument fluide – des nuances dynamiques, en particulier d’esprit subito.
Les deux successeurs immédiats de Dupré sont ici représentés par des œuvres surgies à des moments très différents de leurs vies de créateurs. Le Diptyque liturgique de Jean-Jacques Grunenwald date de 1956, soit un an après sa nomination à Saint-Pierre-de-Montrouge – il n’accédera à la tribune de Saint-Sulpice qu’en 1973. L’œuvre fut composée pour l’inauguration de l’orgue M.P. Möller (Opus 8888 !) de l’église St James de New York (3), cinquième des huit orgues ayant résonné au fil du temps dans cette église de l’Upper East Side (Madison Avenue / 71st Street). Imposante, l’œuvre s’articule en un « prélude » : Preces (« Prières »), musique d’une vive intensité dramatique, grande progression dynamique pouvant aller jusqu’à une certaine « dureté » cédant aussitôt devant une suspension éthérée sur les ondulants ; puis un Jubilate Deo tenant lieu de majestueux postlude à l’office d’un jour de fête, tour à tour hiératique et extrêmement dynamique.
Daniel Roth était quant à lui titulaire depuis déjà vingt ans à Saint-Sulpice (1985) lorsqu’il composa sa Fantaisie fuguée sur « Regina Caeli », dont il existe deux versions : lui-même a gravé la première (2004) à l’orgue de la Washington National Cathedral [Episcopal] (On a Sunday afternoon, Vol.6, JAV Recordings, JAV 153, 2005) ; la seconde, définitive, achevée en 2006 et publiée l’année suivante chez Schott, fut créée par l’auteur à Saint-Sulpice – où Markus Lehnert l’a gravée en guise de couronnement d’un album dédié à des œuvres de Daniel Roth (Motette, CD 13541, 2007). Le compositeur la présente telle une « introduction et fugato », un Prélude d’une délicate et mobile sérénité (indiqué Dans une douce lueur ensoleillée – Sans rigueur) précédant la Fugue proprement dite. Où l’on perçoit de limpides chants d’oiseaux sur les ondulants, l’œuvre peu à peu s’animant sur des rythmes complexes, jusqu’à l’exaltation, pour se refermer dans l’apaisement. Manière originale et poétiquement mesurée de clore une première gravure à Saint-Sulpice : un cheminement musical lumineusement équilibré, interprété avec élévation et gravité, aplomb et sensibilité. Fin connaisseur des défis liés à la grande et riche acoustique de Saint-Sulpice, Christoph Martin Frommen en signe la magnifique prise de son, comme déjà celle du Bach de Daniel Roth en 1997 puis à maintes reprises, le catalogue de son label Aeolus faisant la part belle au Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice (4).
(4) Disques Aeolus faisant entendre le Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice – dont une intégrale des Symphonies de Louis Vierne par Daniel Roth (1-4) et Stephen Tharp (5-6) https://aeolus-music.com/pages/page-paris-saint-sulpice
> Henri Carol et Olivier Vernet, orgues Boisseau (1976) et Thomas (2011) de la cathédrale de Monaco > Franck Barbut, orgue Tamburini (1989) de Saint-Nicolas de Myre (Fontvieille) > Silvano Rodi, orgue Francesco Zanin (2013) de Sainte-Dévote > Jean-Christophe Aurnague, orgues Brondino – Vegezzi-Bossi (2016-2020) du Sacré-Cœur ; Tamburini (1979) de Saint-Charles ; Danion-Gonzales (1976) de Saint-Martin > Noël Guy Fornari, orgue Tschanun (1929, modernisé par Saverio Tamburini, 2016) de St Paul’s Church > Pierre Debat, orgue napolitain (XVIIIe siècle, installé en 1984) de la chapelle palatine Saint-Jean-Baptiste > Jean-Cyrille Gandillet, orgue Cavaillé-Coll de la chapelle des Carmes (1873, installé en 1926, restauré en 2003 par Thomas et installé dans la nouvelle chapelle Sainte-Thérèse, restauré en 2020 par Brondino – Enrico Vegezzi-Bossi) > Benjamin Prischi, orgue Tamburini (1995) de l’Église réformée > Un élève à l’orgue Antoine Bois (2005) de l’Académie de Musique Rainier III
Œuvres de Claude Balbastre, Fortunato Chelleri [Keller], Percy Fletcher, Andreas Kneller, Henri Carol, Johann Gottfried Walther, Louis-James-Alfred Lefébure Wely, Joseph-Guy Ropartz, Vincent Lübeck, Francisco Peraza, William Walker, Franck Barbut, Théodore Dubois, Malcolm Archer, Michel Corrette, Craig A. Penfield, Girolamo Frescobaldi, Johann Nikolaus Hanff, Friedrich Gernsheim, Otto Dienel, Jan Pieterszoon Sweelinck, Jean-Christophe Aurnague, Giuseppe Mariani.
LIVRET FRANÇAIS Durée : 1h 12′ 06″, 1h 15′ 06″ 2 CD Ahimsa Record Productions, 2025 Patrick Scotto, producteur, ingénieur du son, montage numérique, édition, masterisation 14, chemin de la Turbie – 98000 Monaco-Monte-Carlo – scotto.patrick98@gmail.com
Le Grand Livre de l’Orgue à Monaco – XVIIe-XXIe siècle
En 2020 paraissait chez Privat (collection Patrimoine) un ouvrage somptueux, érudit, passionnant et richement illustré (près de trois kilos !) : Le Grand Livre de l’Orgue à Monaco – XVIIe-XXIe siècle, lequel ne figure pas, présentement, sur le site de l’éditeur toulousain, mais peut aisément se trouver. Signée Claude Passet et Silvano Rodi, cette somme offre un inventaire complet des orguesde la Principauté à travers l’histoire des lieux, leurs titulaires au fil du temps n’étant pas oubliés. Très marqué par la facture italienne, ce patrimoine compte actuellement seize instruments, récents pour ce qui est des plus importants, et offre une belle diversité esthétique : de l’orgue italien « élargi » de Saint-Charles au baroque allemand de Sainte-Dévote ou à l’orgue composite sonnant « français » du Sacré-Cœur, dernier ajout en date au patrimoine monégasque, en passant par l’esthétique romantique des Carmes, post-symphonique avec un rien de néoclassique de St Paul’s et naturellement plus que polyvalente du monumental orgue Thomas de la cathédrale.
Rappelons que le même Silvano Rodi, avec René Saorgin (1928-2015, titulaire de 1984 à 2005, à la suite du chanoine Henri Carol, des orgues de la cathédrale de Monaco), a publié en 2003 aux Éditions du Cabri un autre ouvrage de référence : Orgues historiques des vallées de la Roya et de la Bévéra / Organi storici delle valli Roya e Bevera (1), livre bilingue, lui aussi superbement illustré, invitant le lecteur à découvrir un patrimoine haut en couleur, au-delà des orgues célèbres de La Brigue, Saorge ou Tende (dès 2002 avait été créé un Festival international des Orgues historiques de la Roya-Bévéra). En 2003 également, Ligia Digital publiait un double CD : La Route des Orgues – Voyage musical dans les vallées de la Roya et de la Bévéra, avec Michel Colin, Silvano Rodi et René Saorgin aux orgues de Breil-sur-Roya, Fontan, Airole, Saorge, La Brigue, Tende, Sospel et Ventimiglia.
Monaco – Le monde des orgues
Ce qui manquait au Grand Livre de l’Orgue à Monaco, dépourvu de CD, c’était de faire entendre les instruments. C’est la mission que s’est donnée ce double album autoproduit par Patrick Scotto, lequel dédie ces enregistrements à Stefan Kudelski (1929-2013), inventeur du Nagra – synonyme de liberté de la prise de son en itinérance –, Patrick Scotto ayant lui-même utilisé deux Nagra 6 pour cet album. Si le livret retrace le parcours des interprètes en regard des instruments (sans autres précisions) dont ils sont titulaires, il oblige l’auditeur à confronter sans cesse verso et intérieur du livret pour savoir qui joue où – les noms des interprètes ont été ici ajoutés au verso.
Une question sans vraie solution satisfaisante va de pair avec ce type d’anthologie : vaut-il mieux faire entendre les instruments en bloc, l’un après l’autre, par souci d’unité de l’écoute, ou bien panacher, comme c’est ici le cas, passant d’orgue en orgue et y revenant à plusieurs reprises ? Si les prises de son, assez proches et frontales, riches sur le plan harmonique, sont larges et ouvertes avec beaucoup de rondeur et d’assise, elles gomment toutefois, par un effet de loupe, la distance qui permettrait d’individualiser les instruments et la manière dont ils sonnent dans leurs acoustiques respectives, si différentes, ne serait-ce que par le volume contrasté des lieux. Il en résulte une quasi-uniformisation, une présence « excessive » au premier plan, sans laisser pleinement respirer l’écoute. Avec le sentiment d’y perdre en diversité, au profit d’une globalité certes grandement sonore et d’ailleurs stimulante.
La reprise d’une captation « historique » (aucune date n’est fournie, ce qui vaut pour l’ensemble) ouvre le coffret : Improvisation sur l’hymne monégasque par Henri Carol (1910-1984) à l’orgue Boisseau de la cathédrale – sur lequel, relevé par Tamburini en 1988, René Saorgin enregistra pour REM (Lyon), en 1988 et 1990, les Hymnes de Grigny et les deux Messes de Couperin, puis des récitals de classiques français pour Harmonia Mundi (1998) et Ligia (2002). Successeur de René Saorgin et professeur à l’Académie de Musique Rainier III de Monaco ainsi qu’au CRR de Nice, Olivier Vernet a consacré un CD aux Noëls d’Henri Carol à l’orgue Tamburini de Saint-Charles de Monte-Carlo (Ligia, 2010) ; de même, à l’orgue Boisseau-Tamburini de la cathédrale, Gabriel Marghieri a dédié à Henri Carol, qui fut l’un de ses maîtres, un récital centré sur l’Avent et Noël (Solstice, 2000). Noël Guy Fornari fait ici entendre le Noël Bourbonnais (huit variations, 1976) à l’orgue de St Paul’s (Tschanun, de Genève, fournisseur de plusieurs églises anglicanes de la Côte d’Azur). On dispose aussi d’un témoignage d’Henri Carol lui-même : récital de musique Renaissance et classique italienne à l’orgue Tamburini de Saint-Charles, enregistré en 1983 et publié en 1990 par REM, label entre-temps disparu.
Des plus éclectiques et un peu brouillon, le programme fait entendre, touchés par leurs titulaires, les onze orgues principaux des lieux de culte de la Principauté, mêlant époques et esthétiques sans véritable fil rouge, mais avec des raretés. Si l’orgue napolitain de la chapelle palatine est l’un des plus poétiques et des plus touchants – René Saorgin y avait gravé pour REM un délicieux récital italien (1987) –, tous font montre d’une personnalité affirmée et permettent d’aborder l’ensemble du répertoire. Au registre des raretés, citons le séduisant Capriccio du compositeur américain Craig A. Penfield, ou encore Elohenu (chant hébraïque) de Friedrich Gernsheim, belle pièce post-romantique pour violoncelle et orchestre (ou piano, 1881) – dont le soliste, de même la flûte de la Sonate de Corrette, n’est malheureusement pas crédité. Seul le Suédois Mathias Persson, trompette solo à l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo (1985) et professeur à l’Académie Rainier III (1994), est évoqué par le texte liminaire d’Albert de Monaco, en référence à la Prière au Prince qui referme le coffret.
La musique d’aujourd’hui est elle aussi présente à travers Sancta Civitas de Franck Barbut, sur le thème de la Cité Sainte chantée par le Livre de l’Apocalypse, œuvre qui fut créée avec Marie-Christine Barrault lisant des extraits du texte de saint Jean. S’y ajoutent trois œuvres de Jean-Christophe Aurnague, compositeur prolifique d’origine basque, interprète le plus représenté dans la présente anthologie (13 plages, presque la moitié du coffret) ; le reste de sa discographie permet de découvrir ses compositions, éditées chez Delatour France – beaucoup de rythme et de mouvement, une énergie inépuisable dans une lignée très symphonique française.
Les photos (par ordre d’apparition) des onze instruments entendus dans ce coffret proviennent de l’ouvrage paru en 2020 aux Éditions Privat : Le Grand Livre de l’Orgue à Monaco – XVIIe-XXIe siècle. Cet inventaire exhaustif ne montre le nouvel orgue du Sacré-Cœur, construit en plusieurs phases par Brondino – Vegezzi-Bossi, que sous sa forme inachevée (2019), sans la décoration finale du buffet, habillage modifiant sensiblement l’esthétique visuelle de l’instrument, que l’on peut découvrir (ici capture d’écran) dans un documentaire de présentation (monaco.info / Diocèse de Monaco) : https://monacoinfo.com/video/lorgue-de-leglise-du-sacre-coeur/
1•Orgue Thomas (2011) de la cathédrale de Monaco2•Tamburini (1989 de Saint-Nicolas de Myre (Fontvieille3•Francesco Zanin (2013) de Sainte-Dévote4•Danion-Gonzales (1976) de Saint-Martin5•Tschanun (1929 – Tamburini 2016)-Saint-Paul’s Church6•Orgue napolitain (XVIIIe) de la chapelle palatine7•Brondino – Vegezzi-Bossi (2016-2020) Sacré-Cœur-Non décoréScreenshot7bis•Sacré-Cœur-Capture d’écran vidéo monacoinfo8•Cavaillé-Coll de la chapelle des Carmes (1873)9•Tamburini (1995) de l’Église réformée10•Tamburini (1979) de Saint-Charles11•Orgue Bois (2005) Académie de Musique Rainier III
Orgue Christie (1931) et grand orchestre du Gaumont-Palace, Paris Georges Tzipine, violon solo et direction Georges Ghestem, orgue
Œuvres d’Oscar Straus (d’après Johann Strauss père & fils), Guy Lafarge, Nicolas Rimski-Korsakov, Franz Schubert, Eric Coates, Robert Planquette, Frédéric Chopin, Jacques Offenbach, Paul Misraki, Joëguy [Joé Guy], Maurice Ravel, Edvard Grieg, Franz von Vecsey, George Gershwin
LIVRET FRANÇAIS Durée : 1h 03′ 18″Hortus 160, 2020
L’orgue Christie du Gaumont-Palace
Les Journées du Patrimoine 2025 ont redonné l’occasion d’entendre au Pavillon Baltard de Nogent-sur-Marne, le 20 septembre, l’ancien orgue du Gaumont-Palace. Jusqu’à laisser le public, monté par petits groupes, jeter un œil émerveillé sur l’agencement intérieur, soit deux vastes chambres contiguës dotées de larges jalousies expressives. Construit en 1931 pour la salle de cinéma alors la plus vaste d’Europe (jusqu’à 6000 places dans sa configuration maximale), il demeura en service jusqu’à la fermeture de ce lieu de légende, en 1972. Disposé sur toute la largeur du plateau à vingt-cinq mètres au-dessus de la scène et doté d’une console somptueuse surgissant de la fosse pour les prestations solistes, il est signé Christie, branche Theatre organs de William Hill & Son – Norman & Beard Ltd. (Norwich, Norfolk), deux manufactures anglaises « traditionnelles » et de renom qui avaient fusionné en 1916. Bien que doté de l’entière palette sonore de l’époque du muet, il n’était pas destiné à accompagner les films, le cinéma étant déjà parlant, mais à assurer, avec le grand orchestre du Gaumont-Palace, l’animation musicale pendant les entractes et entre les multiples et longues séances quotidiennes.
Le Gaumont-Palace (à la jonction des rues Caulaincourt et Forest et du boulevard de Clichy, 18ème arrondissement) fut détruit en 1973 et personne de s’émut du sort qui attendait le Christie, même parmi les gens de cinéma. Personne sauf Alain Villain, producteur de courts métrages, qui fit démonter à ses frais l’instrument, aidé du facteur d’orgues Jacques Probst, et organisa son stockage (aux Archives du film, à Bois-d’Arcy, selon le journal Le Monde annonçant le 9 septembre 1989 la disparition de Tommy Desserre). Ne pouvant être ainsi conservé indéfiniment, il fut mis en vente en 1976 et faillit partir pour les États-Unis. Un classement in extremis au titre des monuments historiques (officiellement confirmé le 28 mars 1977) empêcha qu’il ne quitte le territoire. Il fut acheté aux enchères pour la somme de 200 000 francs par la commune de Nogent-sur-Marne et son maire Roland Nungesser, qui dans le cadre d’un projet de « Conservatoire du patrimoine parisien » (1) avaient acquis le Pavillon n°8 (fruits et légumes ou œufs et volaille, la question semble diviser !) des Halles centrales érigées au cœur de Paris en 1852-1872 par Victor Baltard – qui dessina aussi le buffet du grand orgue de Saint-Eustache, l’« église des Halles » –, Pavillon n°8 un temps convoité par la Ville de Nancy, à l’instigation du Nancéien Jack Lang.
Caractéristique des orgues de théâtre et de cinéma, le système unit organ permet de démultiplier les jeux à partir d’une même série de tuyaux : les quatorze jeux d’origine de l’orgue du Gaumont-Palace, avec octaves grave et aiguë réelles pour un total de 1500 tuyaux, se traduisent à la console par quelque 140 jeux sur quatre claviers et pédale. Cet univers instrumental alors inconnu chez nous, Tommy Desserre l’avait découvert à New York dès 1928. Les sonorités traditionnelles de cette facture sont, côté jeux de fonds, le Diapason, le Tibia ou les Strings (avec l’indispensable trémolo), côté anches les Hautbois, Trompette, Saxophone, Voix humaine, Trombone ou Clarinette – batterie complétée en 1991 par un Post horn offert par Bernard Dargassies. Parmi les accessoires de bruitage : sirène, klaxons de voiture et de camion, sifflets de bateau, de police et de train, bruits de la mer (avec les boîtes expressives), cloche de pompier, aéroplane, oiseaux, sonnerie de téléphone, vaisselle cassée (ce jeu serait le seul conservé au monde)… S’y ajoutent des jeux de percussions tonales : Glockenspiel, Marimba, Xylophone, Vibraphone, Célesta, et non tonales : Grosse caisse, Cymbale, Caisse claire, Triangle, Wood-block, Tambourin, Tom-tom (Tom-drum, volé il y a une dizaine d’années), Castagnettes, Grelots…
Du Gaumont-Palace au Pavillon Baltard
L’orgue Christie fut remonté en tribune au Pavillon Baltard (2), inauguré à Nogent en 1980, par les Établissements Gonzalez, nullement connaisseurs de cette facture très spécifique. Bernard Dargassies devait par la suite corriger maintes erreurs, jusqu’à redonner tout son lustre à cet instrument unique – les autres grands orgues de cinéma parisiens (Olympia, Paramount…) ayant tous disparu (3). Si une maintenance est assurée, le Christie n’a connu aucune intervention majeure depuis 1980 et mériterait un grand relevage qui, hélas !, ne semble pas à l’ordre du jour. Selon Éric Cordé, il sonne à 60% de ses possibilités. Force est toutefois de dire, peut-être parce que les pressions d’origine ont été conservées (pour un volume désormais infiniment plus modeste), que la magie du Christie continue d’opérer, ainsi que les démonstrations par Éric Cordé mais aussi Marc Pinardel – qui improvisa avec faconde sur The Scarecrow (L’épouvantail, 1920), petit bijou muet de Buster Keaton – le prouvèrent en beauté.
Pour conserver une trace du Christie, Alain Villain, présent à Nogent le 20 septembre pour conter l’épopée du sauvetage, réalisa en mai 1972 un documentaire : Un quart d’heure d’entracte. Projeté en complément de la présentation-démonstration de l’instrument par Éric Cordé, on put y voir et entendre Tommy Desserre (1907-1989) expliquer l’instrument et le métier d’organiste de cinéma. Élève de Dupré et un temps organiste de chœur au Sacré-Cœur de Montmartre, il fut l’un des premiers à jouer le Christie avant-guerre, puis de 1948 à 1962 – Gilbert Leroy (1930-2016) fut le dernier titulaire au Gaumont. Cette même année 1972, Alain Villain, créateur de Stil Discothèque, publiait un disque de Tommy Desserre revenu au Gaumont peu avant le démontage du Christie afin d’en laisser une ultime trace sonore. Où l’on relève, à la direction artistique, le nom de Jean Boyer ! (qui, l’année précédente, avait lui-même publié chez Stil son mythique album de Gimont, jamais réédité en CD, malheureusement). Intitulé 30 ans d’orgue au Gaumont-Palace, le LP de Tommy Desserre eut la chance d’être repris en CD en 1998 (présenté en avant-première lors de l’inauguration du Forum des Orgues de l’Ariam – Île-de-France) sous le titre Une nuit au Gaumont-Palace – Tommy Desserre à l’orgue de cinéma. Si ces deux formats sont épuisés (on en trouve d’occasion), on peut toutefois admirer, en ligne, le Christie joué par Tommy Desserre non pas à la fin de sa vie au Gaumont, sans doute déjà fragilisé bien que toujours d’un charme fou, mais dans toute sa fraîcheur, son titulaire ayant gravé dans les années 1950 quelques disques pour Odéon (4).
Rendez-vous au Gaumont-Palace
Par bonheur, d’autres gravures Odéon – de 1939 – ont été patiemment collectées par Éric Cordé, les Journées du Patrimoine autorisant un coup de projecteur sur ce CD Hortus, le seul actuellement disponible qui fasse entendre le Christie. Celui-ci, aujourd’hui presque centenaire, y est entendu dans sa prime jeunesse et dans des conditions remarquables : ces vieilles cires ont été très musicalement restaurées par François Terrazzoni, que l’on avait déjà vu à l’œuvre pour le coffret EMI France de 5 CD consacré en 2002 aux Orgues et organistes français du XXe siècle (1900-1950), mine que Warner serait bien inspiré de rééditer… S’y partagent l’affiche Georges Ghestem (1903-1978), titulaire d’alors du Christie, et le grand orchestre du Gaumont-Palace dirigé par Georges Tzipine (1907-1987), violoniste virtuose et chef réputé pour son implication en faveur du Groupe des Six (on se souvient du passionnant double CD EMI, 2005, intitulé Les Rarissimes d’Arthur Honegger, dirigé par Tzipine).
Musique « légère », pour l’essentiel de ce programme, mais d’une insigne qualité sur le plan des arrangements et de l’interprétation, inventive, vivifiante, véritable bain de jouvence. Virtuose et d’une formidable souplesse et fiabilité, l’orchestre disposait de solistes de première force. Le charme à l’état pur, sans concession sur l’excellence et l’acuité de la restitution instrumentale et musicale. Pour témoin l’étonnant et impeccable digest du Boléro de Ravel (par la force des choses écourté, compte tenu de la durée des 78 tours d’alors, même mis bout à bout), lequel Ravel, dans son orchestration au scalpel, n’aurait pu imaginer ce que l’orgue de cinéma était à même de lui apporter ! De même la Fantaisie sur des thèmes de Schubert ou Rhapsody in Blue de Gershwin, ces versions écourtées ou librement agencées de partitions célèbres réussissant de façon étonnante à préserver un bel équilibre.
L’orgue « concertant » se glisse dans nombre d’arrangements, signés Ghestem et/ou Tzipine, ou se fait partenaire chambriste, portant avec inventivité et beaucoup de chic des pages comme Dans mon cœur de Misraki, au parfum très Europe centrale, ou Le Carillonneur de Bruges de Joé Guy (Cloches-tubes et Glockenspiel du Christie), sur des paroles de Robert Malleron à l’époque chantées par Lina Margy, dialoguant à ravir avec l’archet volubile et poétique de Tzipine soliste. Toute une époque revit à travers ces pages ayant conservé une incroyable fraîcheur et un vif pouvoir de séduction.
Les quatre orgues de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau, Bade-Wurtemberg
Petite chronique fribourgeoise…
Bach Pur – Marienorgel (orgue principal) Œuvres de Johann Sebastian Bach Ambiente Audio – ACD 1103 Durée : 1h 09′ 42″
In stylo fantastico – Langschifforgel (orgue de la nef, en nid d’hirondelle) Œuvres Dietrich Buxtehude, Melchior Schildt, Matthias Weckmann, Franz Tunder, Johann Sebastian Bach Ambiente Audio – ACD 1104 Durée : 1h 03′ 17″
Orgel international – Michaelsorgel (orgue de la chapelle Saint-Michel, tribune ouest en fond de nef) Œuvres de Feliks Nowowiejski, Franz Liszt, Ernest Halsey, Leo Sowerby, Niels Wilhelm Gade, Mikalojus Konstantinas Čiurlionis, Anton Bruckner, Marco Enrico Bossi, César Franck Ambiente Audio – ACD 1105 Durée : 1h 12′ 02″
Künstlerfreunde(« Amis artistes ») – Chororgel (orgue de chœur) Œuvres de Johannes Brahms, Heinrich von Herzogenberg, Robert Fuchs, Rudolf Bibl Ambiente Audio – ACD 1106 Durée : 1h 16′ 44″
Symphonic expressions – Die vier Orgeln im Freiburger Münster(les quatre orgues réunis) Œuvres Franz Schmidt, Sigfrid Karg-Elert, Joseph Marx, Max Reger Ambiente Audio – ACD 1107 Durée : 1h 20′ 04″
En coffret de 5 CD Ambiente Audio – ACD 1109 Durée : 6h 01′ 49 »
LIVRETS ALLEMAND / ANGLAIS – 2024
Matthias Maierhofer aux quatre orgues du Freiburger Münster
Le luxe, le vrai, serait de disposer non pas d’un très grand orgue « à tout jouer » mais de plusieurs instruments d’esthétiques différentes. Ce qui sous-entend un volume s’y prêtant et les moyens d’une telle pluralité, vers laquelle tendent des lieux d’exception. On songe, pour la diversité, à l’Orgelpark Amsterdam (1) ; à la cathédrale de Cologne et à ses deux grands Klais complémentaires, plus un projet d’orgue neuf dans la Marienkapelle (2) ; à celle de Passau, dont l’orgue monumental de 233 jeux (le plus grand du monde dans une église) combine plusieurs esthétiques, en différents emplacements et buffets, accessibles séparément ou combinées (3) ; ou encore, différemment, à Saint-François de Lausanne : un grand orgue polyvalent, un orgue italien, un orgue espagnol (4) – sans parler des universités américaines et de leurs collections instrumentales. Il va de soi que ces instruments multiples, lorsqu’ils sont pensés pour être joués ensemble (ce n’est pas le cas à Lausanne), doivent renoncer à toute différenciation en termes de diapason et de tempérament. La cathédrale de Freiburg im Breisgau en est un glorieux exemple : le Münster (épargné par le bombardement de 1944, contrairement au voisinage immédiat, mais dont les orgues furent endommagés) dispose en effet de quatre orgues, plusieurs fois reconstruits au fil du temps, physiquement et esthétiquement indépendants, tous néanmoins pilotables depuis une console centrale signée Klais (Hauptspieltisch – les plans sonores des quatre orgues y sont tous « flottants », librement attribuables tant aux quatre claviers manuels qu’à la pédale) : 154 jeux (170 registres / 210 rangs),10 363 tuyaux.
Après avoir enseigné à la Hochschule für Musik und Theater Felix Mendelssohn Bartholdy de Leipzig puis à l’Université d’Austin (Texas), Matthias Maierhofer est depuis 2016 professeur à la Hochschule für Musik de Freiburg, organiste titulaire des orgues du Münster et directeur artistique des Internationale Orgelkonzerte im Freiburger Münster – quinze concerts pour cette saison 2025, entre mi-juin et fin septembre. Enregistrés entre 2019 et 2024 (un CD pour chaque orgue dans un répertoire spécifique avec nombre de raretés, cependant que le cinquième réunit les quatre orgues), ces cinq CD font l’objet d’une double parution, séparément et en coffret – remarquables prises de son signées Toms Spogis.
Bach Pur – Marienorgel
Honneur à Bach pour ce premier portrait instrumental. L’orgue principal du Münster est le Marienorgel (« orgue de la Vierge ») : 62/IV+Péd. Si l’instrument précédent (1936) était au droit de la tribune du transept nord (peu saillant), l’actuel Rieger de 1965 est suspendu à la paroi est du même transept, tourné de 30° par rapport au mur arrière afin de projeter le son de façon optimale dans l’édifice. Mécanique depuis sa propre console, il arbore une esthétique hybride, aux trois claviers « classiques » répondant un Schwellwerk (Récit expressif) romantique-symphonique allemand. Le Rieger néobaroque d’origine a été entièrement restauré en 2001 par Glatter-Götz, puis en 2017 par Rieger (quelques jeux d’anches ont été changés en 2021). Par deux fois modifiée, l’harmonisation actuelle revendique une image sonore « universelle et classique ». Bach y sonne grandement, les œuvres imposantes (Toccata et fugue « Dorienne » ou Passacaille, celle-ci, peu « registrée », s’en tenant globalement à un plenum choisi avec détente centrale de la section aérienne des mes. 112-128) comme les pages plus délicates : Sonate en trio n°6, Chorals Liebster Jesu, wir sind hier BWV 730-731, Partita O Gott, du frommer Gott. Matthias Maierhofer adopte des tempos judicieusement pondérés, en vive adéquation avec l’acoustique riche et porteuse. Puissamment articulé et structurant, son toucher permet d’apprécier les nuances tant de la polyphonie que des timbres, d’une noble et fière éloquence. Dans la Passacaille, la matière sonore donne le sentiment d’être sculptée de l’intérieur, projetée d’un bloc, lumineux, dans la croisée, la sonorité d’ensemble se parant de cette fameuse Gravität prisée de Bach.
In stylo fantastico – Langschifforgel
De 1965 comme le Rieger, l’orgue en nid d’hirondelle du mur nord de la nef (un instrument y est attesté depuis le XVe siècle) est un merveilleux Marcussen : 21/II+Péd. L’orgue de 1545 plusieurs fois modifié survécut plus de trois siècles avant d’être remplacé en 1870, puis 1929 et 1936. Le Marcussen est d’esthétique baroque nord-allemande, naturellement idéale pour le stylo ou stylus fantasticus. Fait exceptionnel, l’harmonisation n’aurait pas été retouchée depuis 1965 (deux relevages : Fischer + Krämer en 1985, Metzler en 2010). Ce qui ne laisse d’impressionner à l’écoute de cet album, l’un des plus vivifiants et séduisants du coffret : l’orgue ne sonne nullement « années 60 », même si la trompette peut sembler plus ronde que baroque. Bien plus réduite que celle de l’orgue de 1929 – 58 jeux (autant que le Marienorgel à la même époque), certains sur la tribune en fond de nef – mais plus étendue qu’en 1936 (14 jeux), la palette du Marcussen arbore une plénitude (principaux et mixtures) et une enveloppante poésie (flûtes) qui rayonnent en surplomb de la nef. Leur répond une vivacité chatoyante de chaque instant, l’interprète faisant librement chanter textures, rythmes et couleurs de pages idéalement choisies et complémentaires.
Orgel international – Michaelsorgel
Programme passionnant en forme de souple juxtaposition d’œuvres rares, riches en climats contrastés, pour un tour d’horizon de la littérature européenne de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècles. Matthias Maierhofer y met en valeur avec faconde et virtuosité (des pages comme l’engageant et complexe Scherzo op. 49 n°2 de Bossi devraient être au répertoire usuel des concertistes) l’instrument plus spécifiquement « symphonique » du Münster : un Metzler de 2008 (43/III+Péd.) dont la base « classique » est complétée d’éléments propres aux factures française et allemande – deux claviers de Récit expressif, entre Cavaillé-Coll et Ladegast (Franck y sonne avec une vive acuité), italienne (chœur de violes) et d’outre-Manche – le précédent instrument (Gebrüder Späth, 1965) est aujourd’hui dans l’église de la Trinité à Sarajevo.
En ouverture : imposant Preludio de la Symphonie n°6 de Feliks Nowowiejski, compositeur polonais injustement négligé, qui en composa neuf, très personnelles sans ignorer l’apport des maîtres français (Rudolf Innig en a gravé une intégrale à l’orgue Sauer de la cathédrale de Brême, MDG, 1998). Liszt permet d’apprécier la palette des fonds, globalement mordants pour une projection claire depuis la chapelle Saint-Michel située au premier étage de la tour, ouvert sur la nef, au-dessus du profond porche d’entrée.
La fanfare initiale de l’attrayante Toccata de Ernest Halsey fait retentir les chamades ajoutées en 2023 (Orgelbau Fehl), puis le Tuba magna à forte pression, dans la tradition anglaise, du clavier de Solo. Très poétique Carillon de Sowerby, de forme libre et singulière, lequel met à contribution un autre registre du Solo, Campane, soit une octave de cloches reprenant ici le thème du carillon (il y a de même un Glockenspiel de trois octaves au Schwellwerk du Marienorgel – les deux Effektregister du complexe instrumental).
Künstlerfreunde – Chororgel
Nimbé d’une chaleureuse et élégante distance mais sonnant généreusement, le Chororgel est le plus récent des orgues du Freiburger Münster : un Kuhn à transmission électrique érigé en 2019 sur le côté sud du chœur (32/II+Péd., 24 jeux réels + emprunts et extensions) – beaucoup de profondeur et d’ampleur dans la résonance et sa spatialisation. Les « Amis artistes » évoqués par le titre de l’album, à son tour riche en raretés, se réfèrent aux compagnons de route viennois appréciés et admirés de Brahms, maîtres du romantisme tardif non pas dans l’ombre de leur illustre Freund mais honorablement à ses côtés. Hormis les deux Préludes et fugues de Brahms, tout ici sera sans doute nouveau pour l’auditeur.
Heinrich von Herzogenberg, romantique pétri de classicisme, apparaît dans la mouvance de Mendelssohn, son écriture savante et lumineuse faisant sienne la tradition du choral luthérien. Poésie et éloquence innervent les pages variées de ses Six Chorals op. 67 (1889), qui ont pu orienter l’esthétique de l’œuvre ultime de Brahms, les Chorals op. 122 (1896).
Pour Martin Haselböck, éditeur de Robert Fuchs, notamment organiste de la cour impériale, les remarquables Variations de 1911 (Thème, [dix] Variations et Finale, Fugue) sont l’un des chefs-d’œuvre de la musique autrichienne entre Brahms et Franz Schmidt. Elles évoquent davantage, sur les plans esthétique et harmonique, les cycles pour piano de Brahms que les monuments contemporains pour orgue de Max Reger.
Les Sechs Charakterstücke op. 64 (1890) de Rudolf Bibl constituent quant à elles un cycle habilement contrasté et captivant – c’est ici le Schumann des pages pour piano-pédalier qui de prime abord vient à l’esprit. Instrument et interprète font merveille dans ce répertoire à découvrir.
Ajoutons que Kuhn a également construit, en 2019, un Turmwerk ou Auxiliarwerk de 9 jeux, non indépendant et conçu pour étoffer en fonds et anches de 16 et 8 pieds tant le Marienorgel que le Chororgel. Installé dans la chapelle haute (ancienne « Salle des archives ») de l’une des deux « Tours du Coq » (Hahnentürme), celle du côté sud, qui se dressent à la jonction du transept et de l’entrée du chœur, sa sonorité se diffuse vers la nef principale et le bas-côté sud via une fenêtre à double arcade.
Symphonic expressions – Die vier Orgeln im Freiburger Münster(les quatre orgues réunis)
Pour son premier CD aux quatre orgues réunis, Matthias Maierhofer explore la sphère austro-allemande au tournant du XXesiècle. De l’œuvre immense de Franz Schmidt, le grand public ne connaît guère, du moins de renom, que Das Buch mit sieben Siegeln (Le Livre aux Sept Sceaux, Vienne 1938), oratorio maintes fois enregistré – au passage, on recommande le remarquable coffret Deutsche Grammophon (3 CD, 2020) que Paavo Järvi et l’Orchestre de la Radio de Francfort ont consacré aux quatre Symphonies (+ l’Intermezzo de Notre Dame, opéra d’après Victor Hugo, Vienne, 1914). Tout comme Liszt dans Ad nos, Schmidt utilise un thème puisé dans un opéra, son propre Fredigundis (Berlin, 1922), comme base de ses monumentales Variations. Il y fait, à sa manière singulière, le lien entre Liszt (jusqu’au rythme pointé de la Fugue) et Reger, le recours au chromatisme donnant des résultats fort différents sur le plan dramatique.
Souvent minorée en regard de celle de Reger, l’œuvre de Karg-Elert regorge de pages captivantes. Ses Trois Impressions op. 72, « À Monsieur Alexandre Guilmant », sont d’une poésie extrême, « impressionniste », et requièrent un traitement instrumental, comme c’est ici le cas, d’un tout aussi extrême raffinement, timbres et dynamique liés. Le tout ici rehaussé d’une agogique chaleureuse et sensible, quasi vocale – plus la touche féerique des Campane dans Clair de lune.
Jadis célèbre pour ses lieder et alors parmi les compositeurs autrichiens les plus joués, Joseph Marx est tombé dans l’oubli. S’étant tourné vers l’orgue dans l’ombre de Reger, il laisse de grandes pages pour l’instrument (non datées, sans doute début de siècle) publiées en 2014 par Universal, dont l’imposante Chaconne. D’une fluidité constante dans sa progression, elle repose sur un thème qui rend hommage à la Passacaille de Bach (de même la syncope initiale des « variations ») avant de suivre résolument son propre chemin, se déployant jusqu’au grandiose – lumineuse dramaturgie, moins suprêmement « angoissante » que chez Reger.
Ce dernier est ici représenté par l’un de ses plus parfaits chefs-d’œuvre et son œuvre ultime pour orgue, dans sa version écourtée, clarifiée et rééquilibrée par lui-même. Souffle ample de Matthias Maierhofer, librement et généreusement déclamatoire, au meilleur sens du terme, à mille lieues de maintes interprétations dont l’expressivité est amoindrie par une précipitation systématique et presque déshumanisante du jeu (ainsi, souvent, dans l’intégrale Reger de Rosalinde Haas, MDG) : un Reger captivant, formidablement orchestré (l’œuvre est dédiée à Richard Strauss !).
Si l’on devine au fil de l’écoute la provenance multiple des timbres, il va sans dire que cette gravure, magnifique, ne peut être que « frustrante », l’écoute frontale ne permettant pas d’apprécier l’architecture sonore mise en œuvre (un SACD, jusqu’à un certain point, serait mieux à même d’en restituer l’aspect multidirectionnel). Il faudrait être au cœur du phénoménal espace de résonance, « quadriphonique », que seule permet l’écoute sur place en situation d’immersion, rien ne remplaçant, fort heureusement, l’expérience immédiate.
Ce coffret ne peut dès lors que nourrir le désir de découvrir par soi-même l’univers instrumental sans guère d’équivalent du Freiburger Münster. Freiburg ist eine Reise wert…
Chœur des moniales de l’abbaye Notre-Dame du Pesquié (Ariège), dir. Marie-Dominique Pacqueteau Sœur Stella Jobbé Duval et Sœur Anne Larroque, piano Sœur Immaculata Astre, orgue
LIVRET FRANÇAIS Durée : 1h 16′ 37″ Abbaye du Pesquié NDP 06-2025
Œuvres pour voix de femmes de Sœur Colombe Lynch et de Simone Plé sur des poèmes de saint Jean de la Croix, Francis Jammes, Paul Claudel, Léon Chancerel, Sœur Immaculata Astre Pièces pour orgue et piano de Simone Plé
Le lien, inattendu, entre ces compositions pour voix de femmes et le monde de l’orgue, c’est Simone Plé-Caussade (1897-1986) qui nous l’offre (1). Professeur de solfège au Conservatoire de Paris, puis de fugue à la mort de son mari Georges Caussade (1873-1936), dont elle avait été l’élève et dont elle reprit la classe rue de Madrid (fugue, puis contrepoint et fugue), son nom nous est familier par son omniprésence dans la biographie de ses élèves, parmi lesquels nombre d’organistes fameux – Rolande Falcinelli, Marie-Claire Alain, Xavier Darasse, Louis Thiry, Jean-Pierre Leguay et tant d’autres. Elle entra en 1966, à sa retraite du Conservatoire et sous le nom de Sœur Anne-Marie de la Croix, au couvent de bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen, où elle tenait l’orgue, puis rejoignit en 1968 le Carmel de Bagnères-de-Bigorre (au sud de Tarbes), devenant Sœur Marie de l’Incarnation. C’est là que son chemin croisa celui de Sœur Colombe Lynch (1915-1996), musicienne native de Bayonne, également formée au Conservatoire de Paris puis entrée en 1941 au prieuré bénédictin de Madiran (entre Aire-sur-l’Adour et Tarbes, à la jonction des Hautes-Pyrénées et des Pyrénées-Atlantiques). Ce CD se fait l’écho de leur rencontre musicale, l’aînée écrivant à sa cadette : « J’admire si sincèrement vos dons de musicienne. Toujours : distinction, pureté de style, et d’une valeur esthétique sans faille… ».
Si la communauté fut initialement implantée à Madiran (diocèse de Tarbes et Lourdes) puis transférée à Ozon, au pied des Pyrénées, la fondation de l’actuelle abbaye bénédictine Notre-Dame du Pesquié, à Serres-sur-Arget, non loin de Foix, date de 1991. Elle est placée sous la direction de Mère Immaculata Astre, troisième abbesse du Pesquié et auteur d’une grande partie des textes ici mis en musique par Sœur Colombe Lynch. Le programme alterne pages instrumentales de Simone Plé (piano, orgue) et pages vocales de Sœur Colombe Lynch, a cappella ou délicatement accompagnées (claviers mais aussi vents, ponctuellement, non crédités), à l’unisson ou à plusieurs parties. Aucune page d’ampleur mais une musique sincère et accessible, inventive et variée dans sa « simplicité », appropriée à des voix aguerries à la pratique quotidienne du chant communautaire.
Les miniatures pour piano de Simone Plé témoignent d’une même et extrême sobriété (on songe à de drastiques épures de Déodat de Séverac, avec parfois une douce saveur de terroir), cependant que certaines pages pour orgue revendiquent un format plus charpenté. L’église abbatiale, dont la dédicace eut lieu en 2017, dispose d’un orgue construit pour le Pesquié en 1997 par Jean Daldosso (2), déplacé en 2017 et jouxtant désormais, à l’entrée du chœur, les stalles des moniales. D’esthétique baroque allemande, il compte 14 jeux sur deux claviers et pédale.
La première moitié du programme fait entendre des poèmes de Sœur Immaculata Astre mis en musique par Sœur Colombe Lynch, dans lesquels la nature occupe une place centrale – une nature toujours bienveillante, poétiquement chantée comme en écho à saint François d’Assise, Arcadie chrétienne et champêtre respirant candeur et innocence, loin des cataclysmes climatiques d’aujourd’hui. La seconde partie fait entendre des poèmes de Paul Claudel (ayant trait à sainte Bernadette) et de saint Jean de la Croix, puis trois des Chansons franciscaines (n°2, 4 et 5) de Simone Plé sur des textes de Léon Chancerel. Ce recueil pour chant et piano (Henry Lemoine, 1927) valut à la compositrice un certain succès – le manuscrit porte en dédicace « Au maître Vincent d’Indy, en témoignage très modeste de ma profonde reconnaissance, et de mon admiration respectueuse ». La dernière de ses cinq pièces, Acqua fresca !, donne son titre au présent CD.
Ami de Claudel, le poète et romancier « pyrénéen » Francis Jammes (1868-1938), proche de la famille Lynch, est évoqué à travers ses Mystères glorieux (Résurrection, Ascension, Pentecôte, Assomption, Couronnement de la Vierge), cependant qu’une « composition offerte par Denis Bédard », musicien québécois bien connu, sur un ultime poème de Sœur Immaculata Astre, referme cet album épuré, humain. Une oasis de fraîcheur et de distance face à l’agitation du monde, de douceur et de sérénité.
Orgue F. Thierry (1733) – F.-H. Clicquot (1788) – A. Cavaillé-Coll (1868) – J. Hermann-R. Boisseau (1959-1963-1966-1975) – J.-L. Boisseau-Cattiaux-Giroud-Émeriau & Synaptel (1992) – B. Cattiaux-P. Quoirin (2011-2014) – atelier Orgues Quoirin-M.L.G.O [Manufacture languedocienne de grandes orgues]-atelier Olivier Chevron [ancien atelier B. Cattiaux] (2024), de Notre-Dame de Paris
LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS / ALLEMAND Durée : 1h 24′ 06″ Warner Classics 5021732818843, 2025
Johann Sebastian Bach (1685-1750) Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 Choral«Wachet auf, ruft uns die Stimme » BWV 645 Sinfonia de la CantateWir danken dir, Gott, wir danken dir BWV 29 – transcription Marcel Dupré Charles-Marie Widor (1844-1937) Toccata de la CinquièmeSymphonie op. 42 n°1 César Franck (1822-1890) Prélude, fugue et variation op.18 / FWV 30 Louis Vierne (1870-1937) Carillon de Westminster op. 54 n°6 (de la Troisième Suite des Pièces de fantaisie) Naïades op. 55 n°4 (de la Quatrième Suite des Pièces de fantaisie) Serge Rachmaninov (1873-1943) Prélude en ut dièse mineur op. 3 n°2 (des Morceaux de Fantaisie) – transcription Louis Vierne Nicolas Rimski-Korsakov (1844-1908) Le vol du bourdon (interlude orchestral de l’opéra Le Conte du tsar Saltan) – transcription Léonce de Saint-Martin Maurice Ravel (1875-1937) Rigaudon, Menuet et Toccata (n°4, 5 & 6) du Tombeau de Couperin – transcription Vincent Dubois Pierre Cochereau (1924-1984) Boléro sur un thème de Charles Racquet pour orgue et percussion – reconstitution Jean-Marc Cochereau Gilles Rancitelli, percussion Claude Balbastre (1724-1799) Marche des Marseillois et l’Air Ça-ira
Le 21 janvier 2025, quelques semaines après la réouverture de la cathédrale ressuscitée et les concerts inauguraux de la Maîtrise Notre-Dame de Paris, Vincent Dubois eut l’honneur d’être le premier des quatre titulaires du grand orgue à offrir un récital, somptueux (1). Il est de même le premier à enregistrer l’instrument restauré, gravure non moins somptueuse et d’autant plus appréciable que le musicien se fait rare au disque. Rappelons, entre autres, le projet Hymnes (Aeolus, 2015), où il interprète le Verbum supernum de Grigny et Évocation IV de Thierry Escaich (qui lui est dédiée), deux parutions de 2006 : Vierne et Dupré à Saint-Étienne de Caen, Radio France, Collection Tempéraments, et un récital à Saint-Sulpice (avec improvisation), JAV Records (malheureusement presque impossible à faire venir des États-Unis), ou encore un grand programme Liszt (Ad nos, BACH, Weinen, Klagen…) à la diffusion plus confidentielle (CD Vox Coelestis, 2002).
Le Tombeau de Couperin, M. 68: VI. Toccata (Arr. pour orgue de V. Dubois)
Que l’accroche marketing du titre en anglais, Eternal Notre-Dame, n’induise pas en erreur. Warner Classics vise, à juste titre, une diffusion bien au-delà de nos frontières, l’intérêt passionnel pour Notre-Dame observé dans le monde entier laissant présager un succès musicalement mérité. Pour une telle parution, un programme « grand public » sans doute s’imposait, avec le risque que la carte de visite consensuelle s’en tienne à une vitrine boostée au spectacular. Rien de tel ici, fort heureusement, ce programme se révélant aussi superbement pensé qu’interprété, à l’hommage rendu aux prédécesseurs des titulaires actuels s’ajoutant spontanément Bach, en tout lieu chez lui.
La Toccata et fugue en ré mineur plante avec éloquence le décor : les suspensions initiales permettent en un éclair de mesurer le défi que représentent l’acoustique et l’intimidante réverbération du vaisseau. Compliments à Fabrice Planchat qui signe une formidable prise de son, au point d’équilibre optimal entre perception globale et appréciation sans limites du moindre détail, tout le programme alternant avec souplesse et vivacité pages d’apparat et d’une poétique intimité. Magistralement restauré, l’orgue jusqu’alors en constant devenir de Notre-Dame semble avoir trouvé lui aussi son point d’équilibre, aussi lumineux que la nef dans laquelle il projette désormais son immense et subtile palette, sans avoir, l’une et l’autre, perdu de leur mystère.
Bach y apparaît telle une réminiscence du récital gravé par Pierre Cochereau en 1959 pour la Guilde Internationale du Disque, avec Toccata et fugue en ré mineur et Sinfonia BWV 29 (mais aussi Toccata de Widor) : on y entendait l’orgue de Vierne et Saint-Martin, avant les travaux de modernisation et d’agrandissement, instrument dont la « fragilité » rehaussait l’aura naturelle. Orgue joué pendant trente ans, plus ou moins en grande forme mais toujours aussi fascinant, par Cochereau, et jusqu’à la grande restauration de 1992. À noter que le bref survol historique du livret omet complètement les travaux menés sous le titulariat de Cochereau, qui pourtant modifièrent sensiblement la perception « moderne » de l’instrument. De cette « fragilité », toujours associée à l’impact grandiose du Cavaillé-Coll, plus aucune trace, naturellement, et l’on serait de mauvaise foi à vouloir le regretter. Ce n’est plus le même instrument (plus la même époque non plus), qui avec Cochereau n’était pas davantage resté le Cavaillé-Coll de 1868 (notamment relevé en 1932, sans que Vierne ait alors obtenu l’électrification des transmissions, apparemment problématiques) – tout en restant absolument l’orgue de Notre-Dame. Autrement, mais toujours dans cette même perspective acoustique si singulière. La magie d’un lieu.
À l’orgue « sombre » touché par Cochereau en 1959 et au jeu correspondant de l’interprète d’alors répond aujourd’hui, sous les doigts de Vincent Dubois, une approche stylistique par la force des choses nourrie de la réévaluation du répertoire ancien et de la connaissance approfondie des différentes esthétiques instrumentales. Si le BWV 29 est toujours dans la version Dupré – qui fut longtemps le suppléant de Vierne –, il s’est allégé et démultiplie ici son inépuisable « motricité » d’ouverture de cantate, cependant que Wachet auf offre une première page de contraste, ductile et chantante, une trompette presque mélancolique entonnant la confiante mélodie.
Widor et Franck participèrent à l’inauguration de mars 1868 (achevé fin 1867, l’orgue aurait retenti à Noël en guise de postlude à l’Exposition Universelle). La Toccata du premier permet d’évaluer la différence entre un pur Cavaillé-Coll et un grand orgue contemporain avant tout polyvalent, et avec quel éclat ! Le triptyque du second, auquel Vincent Dubois confère tant de poésie et d’élégance : pur moment de grâce, n’en permet pas moins d’apprécier des jeux de détail de Cavaillé-Coll, authentique ressourcement. Vierne introduit un même contraste, à un fantastique Carillon de Westminster répondant d’envoûtantes Naïades – comme une Étude de Chopin pour des doigts inspirés. Si Vincent Dubois arbore en toute circonstance une impressionnante perfection instrumentale, ce n’est pas au sens d’une exactitude glacée ou figée, le flux certes toujours hautement maîtrisé étant sous-tendu d’une intensité et d’une pulsation musicales qui séduisent tout au long de ce récital de très haute tenue.
Une place de choix, dans cet album des plus généreux, est faite à la transcription. Célèbre Prélude de Rachmaninov restitué par Vierne (impressionnant sommet d’intensité brillamment amené – on relève tout au long de ce récital une remarquable progressivité, sans cesse diversifiée, des crescendo et decrescendo), où l’orgue actuel de Notre-Dame montre qu’il n’a rien perdu de sa gravité, mais aussi un époustouflant Vol du bourdon version Léonce de Saint-Martin, homme et musicien intègre, grand interprète et transcripteur dont un livre récent et passionnant contribue à restituer une image enfin plus juste (2) – les mutations (dont la vaste palette, aujourd’hui augmentée, était déjà l’une des fiertés de Cavaillé-Coll à Notre-Dame) y restituent à merveille et avec esprit le bourdonnement du nectarivore…
L’année Ravel est aussi l’occasion pour Vincent Dubois de s’insérer dans cette lignée de transcripteurs avec, idéalement acclimatés à l’orgue, trois extraits du Tombeau de Couperin (Jean-Baptiste Robin promène également à travers le vaste monde sa propre version du cycle). Pierre Cochereau ne pouvait manquer à l’appel, ici via le célèbre Boléro improvisé le 14 mai 1973, capté et publié par Philips (et par la suite Solstice) et finalement restitué par son fils Jean-Marc. Cochereau le rejouera en concert à Notre-Dame (pestant contre sa difficulté !) le 29 mai 1974, version reprise dans le coffret Solstice (19 CD + 1 DVD, 2020) Cochereau – Raretés et Inédits, hélas ! déjà épuisé (3) – mais d’autres aussi depuis, ainsi Yves Castagnet à Notre-Dame. D’une inexorable et fascinante progression, la version sans faille de Vincent Dubois et Gilles Rancitelli renouvelle l’exploit jusqu’à la transe.
Cavaillé-Coll, comme à Saint-Sulpice, ayant pris soin de conserver à Notre-Dame quantité de jeux de Clicquot, par respect autant que par « économie », ce récital se referme sur une évocation de la palette classique des anches et cornets. Hommage ô combien sonore à un plus lointain prédécesseur, Balbastre, dont on sait que la Marche des Marseillois couronnée d’un enthousiasmant Ça ira sauva bien des instruments de la tourmente révolutionnaire.
Georges Guillard (orgue Jean-Baptiste Micot [1771-1772] de la cathédrale Saint-Pons de Saint-Pons-de-Thomières, Hérault)
* Elsa Sirodeau (mezzo-soprano)
LIVRET FRANÇAIS Durée : 1h 01′ 28″ Côté Ut dièse CUD 251, 2025
Capriccio sopra la Battaglia (1615) Capriccio (1615) del soggetto scritto sopra l’Aria di Ruggiero (Fra Jacopino) Balletto (1615) Capriccio Pastorale (1615) * Se l’aura spira tutta vezzosa (Primo libro Arie Musicali, 1630) Aria detta La Frescobalda (1637) Toccata per l’elevazione (Fiori Musicali, 1635) * A pié della gran Croce (Maddalena alla Croce) (Primo libro Arie Musicali, 1630) Capriccio sopra La Girolmeta (Fiori Musicali, 1635) Toccata quinta, sopra i pedali per l’organo, 1637) Bergamasca (Fiori Musicali, 1635) * Ricercare con obligo di cantare la quinta parte senza toccarla (1635)Cento partite sopra Passacagli (1615)
Capriccio (1615) del soggetto scritto sopra l’Aria di Ruggiero (Fra Jacopino) (extrait)
Il fallait y penser, formidable intuition, puis il fallait oser ! Dans l’esprit du mélomane, l’orgue italien est indissociable de la facture quasi immuable de la péninsule italienne, inchangée des siècles durant, jusqu’au bouleversement radical de la seconde moitié du XIXe siècle. C’est sur ce type d’instruments, dans la lignée des Antegnati ou d’esthétique proche (à défaut « neutre »), que ce répertoire est habituellement proposé. Amplifier la palette de Frescobaldi, le faire notamment bénéficier des anches et cornets de la facture classique française, telle est l’idée de Georges Guillard, loin de toute provocation. Simplement élargir les visions convenues. Il s’agit avant tout de questionner l’esthétique frescobaldienne et ses exigences, au point d’en renouveler finalement l’écoute, mais aussi de se faire plaisir et par la même occasion de combler l’auditeur. Mission accomplie, chaque page apportant son lot de surprises dans l’établissement d’une très musicale correspondance entre les deux esthétiques.
Georges Guillard et Elsa Sirodeau
À la différence de l’orgue classique français, qui exige des mélanges hauts en couleur bien spécifiques, l’orgue italien se « contente » – son idéal en termes de plénitude – de la pyramide des octaves et des quintes, dont dispose aussi l’orgue français, à sa manière, quitte à sonner différemment en termes d’harmonisation des jeux dans ce répertoire ultramontain, cependant que pleins jeux et autres cymbales ne sauraient restituer le sacro-saint ripieno progressif en rangs séparés, qui permet assurément une plus grande souplesse dans l’empilement des harmoniques. Mais qui, globalement, peut le plus, peut aussi « le moins » – terme naturellement on ne peut plus impropre s’agissant de l’orgue italien.
Outre l’incitation à ne surtout pas se priver d’une telle musique au prétexte que l’on ne disposerait pas d’un orgue d’esthétique italienne, l’idée sous-jacente est aussi d’établir des passerelles par le timbre entre formes italiennes et françaises. Ainsi Georges Guillard, dans un texte plein d’esprit, rapproche-t-il par exemple les fameuses Toccate per l’elevazione des Fonds d’orgue façon Marchand. Force est de dire que celle des Fiori musicali ici proposée est de toute beauté sur les fonds du Micot de Saint-Pons, tempérament compris.
La confrontation ne se limite pas à un face-à-face France-Italie. En témoigne la Battaglia d’introduction sur anches et cornets qui évoque tout autant l’Espagne, dont l’influence fut, il est vrai, bien que guère pour l’orgue, à maints égards sensible dans le sud de la péninsule. Le Capriccio […] sopra l’Aria di Ruggiero renforce le trait : le cornet transporte l’auditeur via la métamorphose du spectre sonore, gorgé de saveurs espagnoles et suggérant un tiento de tiple – un dessus soliste semble magnifier un demi-registre qui serait porté par les fonds sur la moitié basse du clavier. Une même sensation se retrouve dans la section Corrente des fameuses Cento partite sopra Passacagli, œuvre monumentale qui referme ce programme exubérant. Variée dans sa registration sans toutefois rompre une nécessaire unité, celle-ci met à profit les frottements de l’écriture, faisant la part belle aux chromatismes.
Trois pages vocales ponctuent ce programme, rappelant que la voix prime les instruments dans la Rome de Frescobaldi. Captée d’un peu loin et accompagnée par les fonds variés et très présents du Micot, la voix soliste s’épanouit paisiblement depuis la tribune de marbre. Parmi ces pièces, le fameux Ricercare « avec obligation de chanter la cinquième voix sans la jouer » – incroyable poésie des flûtes, douceur et noblesse mêlées.
De la vie à foison, du chant, de la couleur, du rythme, une juvénile et impétueuse fraîcheur, une architecture décuplée par l’écriture et sa fougueuse restitution instrumentale, au gré de prises de risques assumées et tonifiantes. Entre les Cantates de Bach et sa chère Élisabeth Jacquet de La Guerre, Georges Guillard montre combien il s’entend à élargir son propre horizon musical, de manière inédite et convaincante, et dès lors le nôtre.