Œuvres pour orgue * et clavecin **

Grand Dialogue en ut majeur – Troisième Livre *
Suite en ré (publiée en 1699) **
Grand-jeu, Fond d’orgue et Dialogue en rondo du Deuxième Livre *
Quatuor du Premier Livre (posthume, 1740) *
Fugue du Deuxième Livre *
Suite en sol (publiée en 1703) **
Suite en ré du Premier Livre *
LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS
Durée : 1h 20′
Mirare MIR740 – 2024
Livret : https://www.mirare.fr/wp-content/uploads/2024/07/BOOKLET-MIR740.pdf
Emmanuel Arakélian, orgue Isnard (1772-1774) de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume (Var), clavecin anonyme (XVIIIe) du Château d’Assas (Hérault)
Témoin majeur de la facture classique française, l’orgue de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume est aussi une madeleine de Proust pour Orgues Nouvelles : le chef-d’œuvre du frère Jean-Esprit Isnard (1707-1781), avec vue aérienne de Saint-Maximin et de sa basilique, était en couverture du tout premier numéro, à l’été 2008. On conçoit d’autant plus aisément l’importance de cet instrument emblématique, chef-d’œuvre d’un outsider de génie (aidé de son neveu Joseph), pragmatique mais inspiré, pour ainsi dire en marge des normes de la facture classique édictées par un Dom Bédos. Quasiment intact, il n’avait subi que peu d’outrages au fil du temps quand le facteur Pierre Chéron (1914-1999) le « découvrit » en 1954, à l’occasion d’un concert d’André Marchal et alors qu’une « modernisation » menaçait son intégrité. Une première tentative avait eu lieu en 1880, déjà et fort heureusement avortée faute de moyens : le facteur marseillais François Mader avait remplacé claviers et pédalier, ainsi que les soufflets cunéiformes superposés par des réservoirs à plis parallèles, l’orgue étant alors mis au tempérament égal et le ton très légèrement baissé – ce qui changeait tout.

Pierre Chéron a décrit (1) l’émotion ressentie devant cet orgue dont la tuyauterie, fait exceptionnel, était intacte. Il mena huit années durant des travaux résultant d’une étude approfondie et à vrai dire sans précédent, avec inventaire technique exhaustif et « une méthode de relevés des tuyaux si précise et si complète qu’elle sert désormais de référence et de modèle aux organiers et techniciens délégués par la 5ème section des monuments historiques » (Michel Chapuis). Des travaux de recherche ayant permis de retrouver non seulement les cotes exactes des anciens claviers mais aussi le plan primitif de la mécanique, des claviers à l’ancienne furent restitués, et avec eux les touchers distinctifs des différents plans sonores, cependant que le ton originel était réintroduit : « Le 1/10 de ton dont se haussa ainsi l’orgue suffit à rétablir un parfait équilibre entre l’intensité des fonds et des anches » (2)
C’est l’orgue qu’ont connu les pionniers de l’Académie de Saint-Maximin, créée en 1962-1963, celui que Michel Chapuis enregistra (Messes de Couperin, 1966), puis André Isoir (Hymnes de Grigny, florilège Marchand, 1972, Calliope) ou encore le titulaire des lieux, Pierre Bardon (plusieurs albums entre 1978 et les années 80 : Noëls de Daquin, Messe de Grigny et celles de Couperin, récitals de musique française – dont un fantastique Grand Dialogue de Marchand – et JS Bach, Pierre Vérany). Une grande restauration eut lieu en 1986-1990, par Yves Cabourdin, l’orgue étant inauguré en septembre 1991 par les pionniers de l’illustre Académie : Chapuis, Isoir, Bardon, René Saorgin et André Stricker, ce dernier signant le CD de la restauration (La musique française du XVIIIe siècle et Jean-Sébastien Bach, L’Empreinte Digitale, 1991). C’est à cette occasion, outre un inventaire richement illustré des orgues construits par la dynastie Isnard (3), que l’ouvrage de l’ARCAM déjà mentionné fut publié : Albert Raber y évoque le choix du tempérament, « inspiré de la proposition de Jean-Philippe Rameau (1726), appliqué à Paris dès la fin du XVIIe siècle et en usage en France jusqu’à la fin du XVIIIe », soit « un mésotonique modifié comportant 7 quintes altérées d’1/5ème de comma et 2 quintes augmentées de la même valeur, ce qui avait pour effet de masquer la quinte du loup et de garder la couleur mésotonique » (Yves Cabourdin) – sans que celle-ci ne sonne de manière trop « rustique » pour un couvent royal. L’instrument restauré, toujours tel qu’en lui-même et pourtant différent, sera maintes fois enregistré, par Pierre Bardon bien sûr, mais aussi, parmi d’autres, Michel Alabau (Lully-Rameau, Collection Tempéraments, 1997), Nicolas Gorenstein (Beauvarlet-Charpentier – Les Organistes Postclassiques Parisiens, Syrius, 1997) ou encore Bernard Coudurier : intégrale Louis Marchand avec plain-chant baroque alterné (BNL, 1995).
Le grand Isnard a fait l’objet d’un relevage par Pascal Quoirin en 2017-2018, le tempérament « bien typé » devenant « un mésotonique à tierces élargies », selon la formulation du facteur, pour un grain et un mordant exceptionnels, comme on peut l’entendre ici même (ou dans les transcriptions à quatre mains d’œuvres de Rameau concoctées par Olivier Vernet et Cédric Meckler, Ligia Digital, 2019).

Titulaire de l’Isnard de Saint-Maximin et professeur d’orgue au Conservatoire Pierre Barbizet de Marseille depuis 2019, Emmanuel Arakélian signe ici son premier disque soliste. On avait pu l’entendre en 2023 (orgue Jacques Besançon, 1776, restauré par Bertrand Cattiaux en 2004, de Saint-Ursanne, en Suisse, et positif Dominique Thomas, 2012) sur un album très intéressant de la gambiste Salomé Gasselin, puisant, en écho à l’œuvre de Marin Marais, dans le répertoire d’orgue, notamment les récits de tierce en taille : la lecture de son texte d’introduction ouvre bien des perspectives (4).
Deux univers se répondent dans le présent enregistrement d’Emmanuel Arakélian, avec des choix de prise de son marqués : une certaine distance pour les pièces d’orgue, sans nuire à la clarté, afin de se sentir baigné dans l’immense vaisseau de la basilique ; une proximité et une présence sonore impérieuses, presque tactiles, pour le clavecin – instrument anonyme mythique que l’on pense pouvoir attribuer au facteur aixois Pierre Donzelague, actif à Lyon dans le premier tiers du XVIIIe siècle, illustré naguère par Scott Ross (Rameau, Couperin, une partie de ses Scarlatti) et épicentre de ses « Académies de Musique Ancienne en Occitanie ».
Virtuose éclatant sans jamais céder à une surenchère démonstrative, servant la musique de Marchand avec ardeur et passion, tempérées d’une juste élévation, Emmanuel Arakélian offre un tour d’horizon complet des multiples dimensions de l’œuvre d’orgue de Marchand, aux grands ensembles – dont naturellement l’illustre Dialogue qui à lui seul constitue le Troisième Livre – répondant maintes pages chambristes, ainsi le Quatuor avec sa « troisième main » jouée par Louis Alix, ou de caractère : fameuse Basse de trompette (et dessus de Cornet). La profondeur tragique, bouleversante, du Fond d’orgue du Deuxième Livre met en exergue la troublante beauté de l’assise, noble et exaltante, sonore mais sans jamais hausser le ton, de l’orgue Isnard.
À l’orgue comme au clavecin, Emmanuel Arakélian nous fait redécouvrir, servi pour l’un et l’autre instruments par des tempéraments interdisant toute neutralité, tant l’incroyable audace harmonique de l’écriture de Marchand que l’exubérante inventivité d’un musicien que l’on devine improvisateur de génie, stupéfiant son auditoire – ébouriffantes Gigue et Chaconne de la Suite en ré, délicate, inventive et imprévisible ornementation des reprises de la Sarabande, vivacité quasi immatérielle des Menuets de la Suite en sol. Tout est surprise, tension, densité, sans rien de convenu. C’est cette nature singulière, aventureuse ou grave, que l’interprète restitue, poétiquement investi, toujours maître du jeu et tenant son propre auditoire en émoi.
(1) L’orgue de Jean-Esprit et Joseph Isnard dans la basilique de la Madeleine à Saint-Maximin – 1774, ARCAM, 1991. Les relevés de Pierre Chéron y figurent dans leur intégralité – impressionnant !
(2) Harmonia Mundi, Orgues historiques, n°1, Saint-Maximin – Messe des Paroisses de Couperin par Michel Chapuis.
(3) Les Isnard : une révolution dans la facture d’orgues, par Jean-Robert Caïn, Robert Martin et Jean-Michel Sanchez, préface d’Olivier Latry, Edisud, Aix-en-Provence, 1991.
(4) Salomé Gasselin, viole de gambe – Récit (Mirare MIR624, 2023).
https://www.mirare.fr/wp-content/uploads/2022/10/BOOKLET-23P-624_NEW.pdf
Emmanuel Arakélian
https://emmanuelarakelian.com