Sorties CD

Par Michel Roubinet

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

Intégrale de l’Œuvre pour clavier, Vol. 10

Benjamin Alard 

* Clavecin Philippe Humeau (Barbaste, 1993) d’après Carl Conrad Fleischer (Hambourg, 1720), avec pédalier de Quentin Blumenroeder (Haguenau, 2017) ; deux clavicordes associés d’Émile Jobin (Boissy-l’Aillerie, 2018) d’après Christian Gottfried Friederici (Gera, 1773) et Jean Tournay (Noville-les-Bois, 1996) d’après David Tannenberg (Lititz, fin XVIIIe), avec pédalier de Quentin Blumenroeder (Haguenau, 2021)

** Clavicorde Johann Adolf Hass (Hambourg, 1763), Musée instrumental de Provins 

Gerlinde Sämann, soprano

Six Sonates en trio BWV 525-530 *

Notenbüchlein für Anna Magdalena Bach (Petit Livre d’Anna Magdalena Bach) ** :

Pièces de Johann Sebastian Bach, François Couperin, Carl Philip Emanuel Bach, Christian Petzold, Gottfried Heinrich Stölzel, Georg Böhm, Bernhard Dietrich Ludewig, Johann Adolph Hasse

LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS / ALLEMAND
Durée : 1h 15′ 27″, 1h 15′ 17″, 1h 11′ 05″ (3h 41′ 50″)
3 CD Harmonia Mundi, 2025

Pour cette première occasion d’évoquer l’Intégrale de l’Œuvre pour clavier de Bach par Benjamin Alard (Harmonia Mundi), tous claviers confondus : orgue, clavecin, clavicorde et claviorganum, entreprise unique à ce degré de complétude – Bach y est entouré de précurseurs, contemporains et continuateurs –, aucun orgue à l’horizon dans ce Vol. 10 (à l’instar des Vol. 6, 8 et 9), mais… des œuvres « pour orgue » : les Sonates en trio. Benjamin Alard a en fait déjà enregistré ce cycle à l’orgue, en 2008 (CD repris en 2020, Collection Alpha 71), sur le Bernard Aubertin de Saint-Louis-en-l’Île dont il est titulaire. Orgue qui fête ses vingt ans, tout comme le musicien ses vingt ans de titulariat (1).

Les Sonates en trio par Benjamin Alard à l’orgue

Splendide version, instrumentalement et musicalement accomplie, sur des tempos animés : un juste équilibre entre alacrité de l’articulation et une certaine mais éloquente modération et sagesse, afin de laisser aux voix le temps de s’épanouir – ainsi dans l’Andante de la Sonate IV, qui comme d’autres pièces du cycle (pas seulement les mouvements lents, particulièrement séduisants) se pare d’une pure sensation de nostalgie. À ces tempos répondent des registrations denses et colorées, d’une gravitas qui parfois surprend mais séduit dans ces Sonates, plénitude et assise de l’Aubertin de Saint-Louis-en-l’Île y invitant assurément, qui plus est dans une acoustique qui elle aussi revendique sa propre élocution. 

Les Sonates en trio au clavecin

Plutôt que de proposer une seconde version à l’orgue pour l’intégrale Harmonia Mundi, le musicien explore le cycle sur des instruments, domestiques et d’étude, utilisés par les claviéristes du temps de Bach, à commencer par son fils Wilhelm Friedemann, pour l’éducation duquel il aurait été élaboré.

Comme on ne vient jamais tout à fait de nulle part, cette version n’est pas la première sur instruments à cordes pincées : le clavecin – mais ici aussi frappées : le clavicorde (ce qui par contre semble inédit). En remontant le temps : intégrale à deux clavecins de David Ponsford (transcripteur) et David Hill (Nimbus, 2019) ; arrangement de Hans-Ola Ericsson pour flûte, violon, viole de gambe et clavecin (Euridice, 2011) ; Sonates IV et VI par Yves Rechsteiner au clavecin à pédalier (Alpha, 2008) ; intégrale d’Anthony Newman et Eugenia Zukerman pour clavecin et flûte (Vox Cum Laude, 1984).

Il existe aussi deux intégrales antérieures au clavecin à pédalier : celle de l’organiste suisse Erich Vollenwyder (1921-1997), sur clavecin Neupert (en 16′, 8′ et 4′) d’après un Jean-Henri Hemsch de 1754 (Ex Libris, 1980 + Passacaille BWV 582), mais surtout, en 1966, faisant œuvre de pionnier, celle de l’organiste anglais, naturalisé américain, Edward Power Biggs (1906-1977), qui dès l’orée de l’« historiquement informé » s’intéressa aux instruments anciens et à des conditions de restitution « authentiques ». Ses Sonates (+ Concertos BWV 592 & 593, CBS Columbia Masterworks, en CD dans la collection Essential Classics de Sony, 1998) est librement accessible sur le site américain Internet Archive (2) et mérite le détour, accessoirement pour mesurer le chemin parcouru en six décennies – un autre album au clavecin à pédalier réunissait PassacailleToccata et fugue BWV 565, Fantaisie et fugue BWV 542, Préludes et fugues BWV 539 & 541. Solidement ancré et sonore, l’instrument (également en 16′, 8′ et 4′) touché par Power Biggs, un John Challis (1907–1974), facteur américain, construit en 1966 précisément pour Power Biggs et sur lequel il enregistra aussi… Scott Joplin !, offre encore un lointain écho des Pleyel de Wanda Landowska et Rafael Puyana, avec comme corollaire une articulation qui se souvient du grand legato mais arbore une diction qui va de l’avant. Il est vrai qu’à l’orgue Helmut Walcha (première « intégrale », 1947-1952) puis Marie-Claire Alain (Saint-Merry, 1954 ; Varde, Danemark, 1959) avaient déjà amplement et magnifiquement montré l’exemple.

Benjamin Alard au clavecin et au clavicorde à pédalier

Trio Sonata No. 6 in G Major, BWV 530, Allegro (Johann Sebastian Bach) – extrait

C’est peu dire qu’un autre monde s’ouvre ici à nos oreilles. La légèreté de touche du clavecin (Sonates IIIV) va de pair avec une sonorité affirmée et une richesse harmonique enveloppante, tout en préservant un quelque chose d’aérien, d’immatériel. L’attaque des cordes pincées favorise un détaché du jeu des pieds, mais jamais au détriment de la ligne et du chant. Et plus encore aux deux clavicordes superposés, modernes mais inspirés de l’ancien (Sonates IVVIIII – dans l’ordre du CD) – Lento de la Sonate VI, à la goutte d’eau, plus mystérieux et aventureux que jamais. La (relative) non-tenue du son, contrairement à l’orgue bien sûr, déplace à l’occasion l’équilibre du trio, qui se fait duo – Vivace initial de la Sonate II, mes. 42-45 et 50-53 : une autre écoute, la joute manuelle un instant à découvert, les tenues de pédale s’évanouissant. Elle invite à l’ornementation, pleine de ressources, jamais systématique, tel un effet de surprise, de fraîcheur, d’inattendu, laquelle permet aussi de varier les reprises dans les mouvements lents – des deux parties (Sonate I) ou de la seule première partie (Sonate VI).

Qualités plus encore concentrées au clavicorde, avec ses saveurs de mandoline vivaldienne, de harpe baroque et même de sitar dans les instants les plus diaphanes, suspendus. Énergie et dynamique (assortie de subtiles nuances) ne sont nullement absentes, pour une intimité très expressive évoquant la confidence, douce et franche harmonie d’un consort de violes feutré. L’écoute s’accompagne dès lors d’un surcroît spontané d’attention, du fait d’une présence immédiate des plus prenantes. Tempo (plus doux qu’au clavecin, dont les attaques « mordent » avec plus d’intensité) et articulation sont rehaussés de quasi-suspensions ou interrogations, de transitions fluides délicatement conduites, de retenues des mesures de conclusion. De cette intimité du jeu et de l’écoute résulte une projection intérieure à l’adresse de l’auditeur individuel, non brillamment directionnelle vers un public pluriel, au gré d’un sens de l’écoulement du temps affranchi de toute contrainte. L’équilibre des deux clavicordes et le rapport d’intensité de la pédale façonnent ici un équilibre idéal. L’enjeu de virtuosité, non pas amoindri, passe au second plan, après la poésie du chant, ombre et lumière, cependant que le toucher s’accompagne, quasi-parente de l’inégalité expressive du Grand Siècle français, d’une agogique plus sensible au clavicorde, comme si le contact encore plus direct avec la touche et la corde incitait irrésistiblement l’interprète à parler à la première personne.

Le Notenbüchlein für Anna Magdalena Bach sur clavicorde historique

Ce qui précède vaut pleinement pour le Notenbüchlein. L’amateur peu coutumier du clavicorde, réputé (à double sens) pour sa faible projection dynamique, pourrait se dire : deux généreux CD sur un instrument aussi intimiste… Crainte infondée, tant cette intimité non exclusive d’une vraie présence captive et retient l’attention. La beauté de timbre et les nuances auxquelles convie l’instrument, mais aussi la grande variété des pièces vivifient l’écoute. Instrument de l’âme, dont on comprend que Bach l’ait tant prisé. Sur plusieurs de ses albums précédents, Benjamin Alard joue le grand clavecin à trois claviers (1740) du facteur hambourgeois Hass, le père : Hieronymus Albrecht (1689-1752), exact contemporain de Bach, instrument des collections du Musée instrumental de Provins ayant appartenu à Rafael Puyana. Pour le Notenbüchlein, Benjamin Alard a choisi un clavicorde de 1763 de Hass fils, Johann Adolf (1713-1771), également conservé à Provins. Cet instrument a quant à lui appartenu à « un célèbre pionnier de la musique ancienne, Arnold Dolmetsch, et [a été] restauré dans son atelier à Londres entre 1894 et 1895 ». Dolmetsch, auprès duquel John Challis, évoqué plus haut, fit une partie de son apprentissage. Tout se tient et s’enchaîne, une boucle. Cette merveille d’instrument n’est que beauté et plénitude, sans lassitude.

Les pièces (dont l’Aria des Goldberg) sont bien sûr en majorité de Bach, mais aussi de Carl Philipp Emanuel et même de François Couperin, ainsi que d’autres maîtres – on y trouve le fameux Bist du bei mir de Stölzel. Nombre de celles traditionnellement attribuées à Bach sont sans doute anonymes. À maintes petites pièces plongeant l’auditeur au cœur du Musizieren tel que la famille Bach pouvait le pratiquer (Hausmusik ou musique domestique), et que l’on pourrait extrapoler à la société éduquée et mélomane de ce temps, répondent les chorals qui parsèment le recueil, ici chantés avec simplicité et ferveur par Gerlinde Sämann, telle Anna Magdalena (seconde épouse de Bach) dans sa sphère privée. Ces pièces simples, presque un canevas, servent souvent de base à un déploiement d’apparence improvisée, selon la fantaisie de l’interprète. Ce recueil n’en est pas moins ponctué de versions premières d’œuvres majeures de Bach : Suites françaises n°1 et 2, Partitas n°3 et 6 !

Un formidable Vol. 10, à savourer au rythme d’une écoute libre et attentive.

(1https://www.concertclassic.com/article/benjamin-alard-saint-louis-en-lile-vingt-ans-deja-compte-rendu

(2https://archive.org/details/cbs-s-77211-bach-j.s.-o-sonates-en-trio-z.-power-biggs/CBS+S+77211•f1.wav

JS Bach – Intégrale de l’Œuvre pour clavier, Vol. 10 – Livret
https://www.harmoniamundi.com/wp-content/uploads/2025/01/902495.97_booklet.pdf

Les Vol. 1 à 9
https://www.harmoniamundi.com/thematique/bach-lintegrale-de-clavier-benjamin-alard_110_fr

Benjamin Alard + ensemble de sa discographie Harmonia Mundi
www.benjaminalard.net
www.harmoniamundi.com/artistes/benjamin-alard/

Portraits de Benjamin Alard : © Bernard Martinez
Photo du clavicorde Johann Adolf Hass : © Musée instrumental de Provins

Charles-Marie Widor (1844-1937)

La grande tradition à Saint-Sulpice au XIXe siècle

Daniel Roth, orgue Cavaillé-Coll (1862), Mark Dwyer et Stephen Tharp, orgue de chœur Cavaillé-Coll (1858) de Saint-Sulpice (Paris), Chœur Darius Milhaud, dir. Camille Haedt-Goussu, Ensemble Dodecamen, dir. Christopher Hyde

Œuvres de Charles-Marie Widor, Philippe Bellenot, Louis-James-Alfred Lefébure-Wely
Improvisations de Daniel Roth

LIVRET FRANÇAIS
Durée : 1h 12′ 49″
JAV Recordings JAV158, 2005 / réédition Aross, 2025

La Messe en fa dièse mineur op. 36 de Charles-Marie Widor est, sur le versant choral, l’œuvre phare de sa longue présence à Saint-Sulpice. Enregistrée début juillet 2005 pour le label new-yorkais JAV Recordings (initiales du producteur Joseph Anthony Vitacco III, label auquel on doit notamment la découverte d’instruments construits par Skinner et Aeolian-Skinner), cette gravure vient d’être rééditée par l’Aross (1) à l’occasion de la reprise de l’œuvre en concert à Saint-Sulpice le 18 mai 2025 (2).

Ce qui aujourd’hui signifie une mise en œuvre de moyens tout à fait exceptionnels était pour Widor ce dont il pouvait commodément disposer – un autre temps. L’œuvre a en effet été spécifiquement composée pour un double chœur : à l’époque les quelque deux cents voix des séminaristes du Grand Séminaire, alors place Saint-Sulpice, dont la ligne unique est globalement indiquée « Barytons » sur la partition (3), donc une majorité écrasante de voix d’hommes, et les quarante voix de la Maîtrise, soit les quatre parties usuelles, spécifiées « sopranos, contraltos, ténors, basses », tous portés et accompagnés par les deux orgues Cavaillé-Coll, parvenus jusqu’à nous intacts. Si numériquement le récent concert de Saint-Sulpice (250 chanteurs !) renouait avec les effectifs de l’époque, la participation de chœurs principalement mixtes influe nécessairement sur la restitution, de même pour les enregistrements parus au fil du temps. Sans surprise, ce répertoire semble davantage prisé à l’étranger, de la cathédrale de Cologne à celle de Westminster (catholique) à Londres pour Widor – ici restitué, comme il se doit, avec prononciation gallicane des textes latins. Le présent enregistrement, le seul réalisé à Saint-Sulpice de cette Messe d’apparat, renforce la composante « voix d’hommes dominantes » par l’ajout au Chœur Darius Milhaud (fondé à Paris en 1972 par le compositeur Roger Calmel et riche d’une soixante de voix mixtes) de l’Ensemble Dodecamen (également parisien et créé en 1998, constitué de douze à vingt voix d’hommes) – tous amateurs de haute tenue.

Si la Messe de Widor est monumentale par ses effectifs et le caractère grandiose des interventions du grand orgue, l’orgue de chœur accompagnant à proprement parler les voix (celui de tribune reste d’ailleurs muet dans l’Agnus Dei), elle n’en est pas moins concise (16′ 30″). L’usage veut qu’elle soit précédée et ponctuée d’improvisations au grand orgue, comme le fait ici Daniel Roth avec panache et une parfaite adéquation stylistique, sans renoncer à sa touche personnelle, l’ampleur de ses improvisations étant chaque fois proportionnée à celle des pages vocales auxquelles elles se réfèrent.

Offertoire improvisé (Daniel Roth au grand orgue de St-Sulpice) – extrait

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L’ensemble du programme offre la restitution grandeur nature d’un office solennel à Saint-Sulpice. Introduite par une sonnerie de cloches captée depuis l’intérieur de l’église (Carillon enregistré le 15 août 2005), la Messe est donc précédée d’un Prélude improvisé et ponctuée d’improvisations tenant lieu tout d’abord d’Offertoire et d’Élévation. Entre ces deux interventions, une première page vocale de Philippe Bellenot (1860-1928), organiste de chœur puis maître de chapelle de Saint-Sulpice (4) : Ave Maria pour chœur mixte et orgue de chœur, touché dans ce programme à la fois par Mark Dwyer et Stephen Tharp, ce dernier, virtuose de renom, ayant aussi gravé pour le même label, en 2002, un récital au grand orgue (JAV130) : Widor, Franck, Saint-Saëns, Roth, Dupré.

Après l’imposante Communion improvisée s’élève un O Salutaris de Lefébure-Wely, qui à son tour introduit un Salut du Saint-Sacrement. S’y enchaînent, toujours ponctuées au grand orgue d’improvisations de Daniel Roth mettant en valeur avec une poétique inventivité la palette du Cavaillé-Coll, des pages vocales pour chœur mixte ou voix d’hommes accompagnées par l’orgue de chœur uniquement, dont un Tantum ergo de Bellenot. Le programme se referme sur trois pages données lors de la cérémonie de reconsécration, le 29 novembre 1926, de l’orgue de tribune relevé («…un dépoussiérage, la réfection de la mécanique, le renouvellement des peaux des souffleries et de toute la canalisation électrique qui traverse l’orgue pour éviter tout risque d’incendie… », Daniel Roth, Le Grand orgue de Saint-Sulpice et ses Organistes, La Flûte Harmonique n°59/60, 1991) : Tu es Petrus et un second Ave Maria de Bellenot, puis Quam Dilecta de Widor lui-même, qui requiert la participation des deux orgues. Une page d’histoire musicale puisant à la source même de la tradition de Saint-Sulpice et recréée pour notre temps.

(1) Aross – Association pour le rayonnement des orgues Aristide Cavaillé-Coll de l’église Saint-Sulpice
https://www.aross.fr

(2) Saint-Sulpice, concert du 18 mai 2025
https://www.concertclassic.com/article/la-messe-pour-deux-choeurs-et-deux-orgues-de-widor-saint-sulpice-affluence-record-et-grand

(3) Charles-Marie Widor : Messe op. 36 (partition)
https://vmirror.imslp.org/files/imglnks/usimg/5/5c/IMSLP102778-PMLP210240-Messe_Widor.pdf

(4) Philippe Bellenot (1860-1928)
https://www.musimem.com/bellenot.htm

Charles-Marie Widor : Messe op. 36
https://www.aross.fr/produit/cd-messe-widor/

Les deux orgues Cavaillé-Coll de l’église Saint-Sulpice, Paris :
Orgue de tribune (1862) : https://www.aross.fr/le-grand-orgue/
Orgue de chœur (1858) : https://www.aross.fr/orgue-de-choeur/

Johann Sebastian Bach – Précurseurs et disciples

Œuvres de Georg Böhm, Gottfried August Homilius, Johann Ludwig Krebs, Johann Peter Kellner, Dietrich Buxtehude, Johann Nicolaus Hanff, Johann Sebastian Bach

Jean-Louis Vieille-Girardet, orgue Alfred Kern (1980) de Notre-Dame de la Platé, Castres (Tarn)

LIVRET FRANÇAIS
Durée : 1h 13′ 41″
Côté Ut Dièse CUD 241, 2024

Gottfried August HOMILIUS  (1714 -1785) Choral  Straf mich nicht in deinem Zorn

Inauguré en 1980 mais achevé trois ans plus tard, l’orgue Kern (35/III+Péd.) de Notre-Dame de la Platé, dans son double buffet de style Louis XVI réalisé en 1978 par l’ébéniste et sculpteur castrais Jean Chabbert, fut enregistré en 1990 par Francis Chapelet (Ariane, Collection discographique régionale de Midi-Pyrénées) : généreux programme de musique espagnole sonnant de façon très convaincante. Puis par deux fois, en 1994, dans des répertoires inventifs élargissant sensiblement le portrait : Franck Besingrand (REM) dans un programme Jean Langlais (dont la Suite baroque) complété d’Éclairs d’aube, hommage de l’interprète au maître de Sainte-Clotilde, Jean-Pierre Lecaudey (Pavane) dans un audacieux grand écart musical, de Bruhns, Buxtehude et Bach à Dupré, J. Alain et même Vierne. En raison de problèmes structurels, l’église dut être fermée au public en 1997. Protégé pendant les travaux, l’orgue a retrouvé sa voix grâce au facteur castrais Franz Lefèvre, qui aujourd’hui l’entretient, dans l’église entièrement restaurée (2021).

À la lecture de la composition, et s’agissant d’un Kern, on devine aisément l’adéquation de l’instrument à la musique de Bach, qui bien entendu s’adapte à maintes esthétiques instrumentales. C’est ce versant de l’orgue très polyvalent de la Platé que Jean-Louis Vieille-Girardet illustre ici même. Titulaire émérite du Mutin–Cavaillé-Coll de Sainte-Marie-des-Batignolles à Paris et suppléant à la Madeleine depuis 1980, ce disciple de Michel Chapuis est également cotitulaire du Micot de Saint-Pons-de-Thomières, siège du label Côté Ut dièse pour lequel il a déjà gravé deux CD : Johann Sebastian Bach – L’Art de la Transcription et de la Fugue(2018) et Les Douze Noëls de Louis-Claude D’Aquin (2022). Le présent album réunit des enregistrements de 1994 et 2004, avant et après les longs travaux de réfection de l’édifice. Le double texte joliment concis et éclairant de l’interprète situe chaque compositeur dans son temps avant de présenter les œuvres.

Les Variations de Böhm et les chorals de Homilius, Krebs et Kellner sont de prime abord l’occasion de décliner la palette, avec toutefois presque un « déséquilibre » (en particulier pour Homilius) tenant à une partie de pédale perçue comme sous-registrée – des fonds doux vraiment très doux fragilisant l’étagement des parties du fait d’un soutien en retrait, cependant que le jeu lui-même magnifie l’écriture et le chant. Les œuvres captées en 2004 – par Jean Pallier auquel on doit la belle prise de son du CD de Frédéric Desenclos chez le même éditeur (1) – témoignent aussi d’une distance un peu frustrante dont résulte une présence immédiate amoindrie (à moins que cela ne tienne à l’acoustique, à l’harmonisation de l’orgue, ou tout simplement au désir de l’interprète ?) – sans toutefois nuire à l’intelligibilité, l’articulation et le toucher de Jean-Louis Vieille-Girardet affirmant une acuité et un sens du mouvement communicatifs.

Bach réserve les moments les plus captivants, assortis d’une stimulante prise de risque dont l’esprit juvénile est idéalement en situation. Outre un beau recueil Schübler d’un souple équilibre dynamique, les trois œuvres de jeunesse de ce programme retiennent vivement l’attention : Prélude et fugue en sol mineur BWV 535, d’une faconde, d’une scansion et d’une continuité (échos) engageantes, « petite » Fugue en sol mineur BWV 578, ambitieux et italianisant Prélude et fugue en sol majeur BWV 541 tel que transmis par la copie de Kellner. Le diptyque devient triptyque par l’insertion de l’Andante de la Sonate en trio n°4 BWV 528, qui compte tenu de la distance évoquée se pare en l’occurrence d’un séduisant lyrisme nimbé de mystère. Un riche portrait d’orgue éclairant l’un de ses versants esthétiques, mais aussi de l’interprète, d’une franche et poétique vivacité instrumentale et musicale.

(1Cf. récital Frédéric Desenclos
https://orgues-nouvelles.org/frederic-desenclos/

Johann Sebastian Bach – Précurseurs et disciples – Côté Ut dièse
https://www.coteutdiese.fr/Contenu%20Bach%20La%20Plate.html

Côté Ut dièse – avec les deux précédentes gravures de Jean-Louis Vieille-Girardet
https://coteutdiese.fr

Jean-Louis Vieille-Girardet
https://orgue-saint-pons.org/vieille-girardet.htm

Orgue Kern de Notre-Dame de la Platé, Castres
https://inventaire-des-orgues.fr/detail/orgue-castres-notre-dame-de-la-plate-fr-81065-castr-ndplat1-x

Nicolas Clérambault (1676-1749)

Suites pour l’orgue et le clavecin

Michel Louet, orgue Jean-Loup Boisseau (1978) de la collégiale Saint-Sylvain de Levroux (Indre), clavecin Alain Anselm (2014)

LIVRET FRANÇAIS
Durée : 1h 05′ 40″
Ctésibios CTE 080, 2024

Première Suite en do majeur pour clavecin
Suite du premier ton (mode de ré mineur) pour orgue
Deuxième Suite en do mineur pour clavecin
Suite du deuxième ton (mode de sol mineur) pour orgue

1502 : encore gothique, le buffet de Levroux est l’un des plus anciens de France. Sans doute à l’origine dans le chœur de la collégiale, l’orgue, plusieurs fois relevé, est installé sur sa tribune en 1780. Après l’effondrement de la voûte qui le ruine en 1850 (ou dès le transfert de 1780 ?), les proportions du buffet sont altérées, passant d’un douze pieds à un huit pieds. Joseph Merklin y construit un petit orgue de treize jeux en 1860. La partie instrumentale (aujourd’hui 25/III+Péd.) est entièrement reconstruite en 1977-1978 par Jean-Loup Boisseau assisté de Bertrand Cattiaux et Jean-Paul Édouard, l’orgue étant inauguré par Marie-Claire Alain. Ce Boisseau a été enregistré dès avril 1979 par Jean Boyer : Livre d’orgue de Nicolas de Grigny (Stil, 1980, repris en CD en 1996 – malheureusement introuvable, éternel problème avec le pourtant passionnant catalogue Stil). Également titulaire de Notre-Dame de Châteauroux (un Cavaillé-Coll tardif reconstruit par Robert Boisseau, relevé une première fois par son fils Jean-Loup et Bertrand Cattiaux), son titulaire Michel Louet y enregistre en 2000, pour fêter avec un peu d’avance les 500 ans du buffet, un CD Marchand-Guilain (Lancosme Multimédia LM 03) : « les bénéfices de la vente [ont] permis la construction du 3ème clavier de Récit en 2008 ; un don privé a permis la réalisation d’une tirasse au pédalier ». Un relevage par la manufacture Béthines les Orgues a eu lieu en 2021, avec inauguration le 24 octobre par Michel Louet.

Projet caressé de longue date avec Pascal Oosterlynck (Ctésibios), Michel Louet a pu graver en 2023 pour le clavecin (installé dans la sacristie de la collégiale) et 2024 pour l’orgue les deux Livres (1704 et v.1710) de Nicolas Clérambault (lui-même n’aurait utilisé que ce prénom, à la différence du Louis-Nicolas d’usage), chacun qualifié de Premier Livre bien que sans suite, cas nullement isolé dans la musique du Grand Siècle. Cette parution rend hommage à Jean-Loup Boisseau (1940-2023), ainsi qu’à son fils Jean-Baptiste (1965-2022), artisan du relevage de 2021 avec Jean-Marie Gaborit, qui entretient l’instrument et l’a magnifiquement préparé pour cet enregistrement.

Versant clavecin, l’interprète a opté pour un deux claviers de type français XVIIe construit en 2014 par Alain Anselm (1), bénéficiant ici d’une prise de son d’une chaleureuse proximité ; pour l’orgue, celui de Levroux est très exactement pensé pour la musique française du tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. L’un et l’autre « sont accordés un ton plus bas que notre diapason moderne, soit la = 392hz : c’était en France le « ton de chapelle ». […] Après quelques essais au gré des différents accords ces quarante dernières années, l’orgue de Levroux est arrivé à un type d’accord où cinq tierces sonnent quasi pures et les sept autres s’agrandissent progressivement ; ainsi peut-on s’éloigner vers des tonalités étrangères aux tons de l’église […]. Au clavecin la problématique est tout autre qu’à l’orgue, où l’accord est fixé pour le long terme […] Pour l’enregistrement des œuvres de Clérambault j’ai ainsi accordé le clavecin en mésotonique à huit tierces pures pour la Suite en do majeur : les tierces sur fasollasi ♭, domi♭ et mi étaient pures, aucune autre tierce majeure n’étant requise dans cette Suite. La Suite en do mineur (tonalité exceptionnelle en France en 1704) ne comporte aucun do ♯ ni aucun sol ♯, j’ai donc choisi de partir du précédent accord et de remplacer les sol ♯ par des la ♭ et les do ♯ par des ré ♭, afin de « dramatiser » un peu plus certaines tierces mineures. » Au tempérament strictement sur mesure ainsi obtenu répondent une robustesse et un délié du jeu apportant vie et faconde, l’un des beaux temps forts de ces Suites étant le Prélude non mesuré de la seconde.

À l’instar du type d’accord évoqué par l’interprète, l’alternance du clavecin et de l’orgue vivifiant à loisir l’écoute tandis que le diapason bas de l’orgue compense en partie l’absence d’un Bourdon de 16 au manuel, la modification de 2008 a sensiblement renforcé l’adéquation entre le Livre de Clérambault et la palette du Boisseau (avec un tremblant des plus souples et équilibrés) : le Cornet du grand clavier transféré au Récit alors nouvellement créé avec sa mécanique permet de jouer de manière naturelle certaines pages en dialogue de la Suite du premier ton : Basse et dessus de Trompette ou de Cornet séparéRécits de Cromorne et de Cornet séparé et Dialogue sur les grands jeux final. On notera pour la Fugue de cette même première Suite que Michel Louet opte pour une registration sur jeux de fonds, lumineux et d’une grande intelligibilité, en lieu et place des anches traditionnelles. Dans la Suite du deuxième ton, mention particulière pour l’ineffable poésie des Flûtes et du Récit de Nazard, dont le chant pur et très allant s’épanouit sans contrainte dans une acoustique favorable idéalement captée, avec mise en relief de la gradation des plans sonores.

(1https://clavecin-en-france.org/spip.php?article57

Disques Ctésibios
https://www.ctesibios.fr

Pour les photos de l’orgue (travaux de 2021) : © Ville de Levroux (Patrimoine) ; elles figurent sur la page Facebook de la Ville de Levroux (20 août 2021) – Le point d’orgue de la restauration
https://www.facebook.com/Levroux36/posts/4054213758037392/

COMPOSITION DE L’ORGUE BOISSEAU (1978) DE LEVROUX

Œuvres pour instruments et orgue

Giovanni Panzeca, orgue Tamburini (1966/2009) de San Antonio de Casale-Monferrato (Piémont)

Anaïs Drago (violon), Elisa Gremmo (flûte traversière), Riccardo Ceretta et Diego Di Mario (trombones), Mattia Gallo et Mauro Pavese (trompettes)

LIVRET FRANÇAIS / ITALIEN / ALLEMAND
Durée : 1h 10′ 51″
Cascavelle VDE-Gallo VEL 1700, 2024
https://vdegallo.com/fr/produit/nadia-boulanger-rene-gerber-schule-oeuvres-pour-instruments-et-orgue/
Livret intégral du CD :https://vdegallo.com/wp-content/uploads/2024/10/VEL-1700-Booklet.pdf

Nadia Boulanger (1887-1979)
Trois pièces pour orgue (1911):
I. Prélude – II. Petit Canon – III. Improvisation
Pièce sur des airs populaires flamands (1917)
René Gerber (1908-2006)
Épithalame pour flûte et orgue (1991)
Le Tombeau de Nicolas Grigny (1947) :
I. Sarabande – II. Comptine – III. Berceuse – IV. Ronde
Fête pour 2 trompettes, 2 trombones et orgue (2000)
Pavane pour 3 trompettes et orgue (1941)
Triptyque pour orgue (1943) : 
I. Pastorale – II. Musette sur le nom de BACH – III. Fête
Bernard Schulé (1909-1996)
Métamorphoses sur un Air ancien Op. 51 (1960)

Nadia Boulanger cessa de composer peu après la disparition de sa sœur Lili (1893-1918), se consacrant surtout à l’enseignement, à l’École Normale de Musique de Paris et au Conservatoire américain de Fontainebleau, ainsi qu’à la direction. C’est à Paris qu’elle eut pour élèves les deux compositeurs suisses répondant ici à « l’œuvre d’orgue » de leur professeur. Elle-même organiste, Nadia Boulanger n’a donc laissé pour l’instrument que quatre pièces de jeunesse : trois de 1911 (document joint) parues l’année suivante dans le premier des huit volumes pour orgue ou harmonium (les deux derniers néanmoins avec pédale obligée) des Maîtres contemporains de l’orgue (1) de l’abbé Joseph Joubert (1878-1963), titulaire du Cavaillé-Coll de la cathédrale de Luçon, volume de 78 pièces dédié à Widor. S’y ajoute la Pièce sur des airs populaires flamands (« À ma petite Lili ») publiée en 1917 par Ricordi (Paris). D’une écriture dense et complexe, rythmiquement exigeante, de caractère sombre et tendu, non sans mystère, les Trois pièces étonnent de la part d’une musicienne de vingt-quatre ans que n’avait pas encore affectée la mort prématurée de sa cadette. Il en va de même de la pièce de 1917, la dernière section exceptée, d’une soudaine vivacité de ton, mais couronnée d’une brusque péroraison acérée.

Les Trois pièces ont été gravées par Simon Defromont et Marie-Louise Tocco en 2021 pour Chanteloup Musique dans le contexte d’un projet pédagogique du Conservatoire de Saint-Maur-des-Fossés : vol. 1 de Singulièrement plurielles, l’orgue et treize compositrices au fil du temps (2). Paul Jacobs les avait gravées pour Naxos en 2015 à l’orgue Schantz du Gesu de Milwaukee, ou encore François-Henri Houbart à la Madeleine, contribution au double CD Delos Mademoiselle – Première Audience (2017), avec la pièce de 1917 – enregistrée par Olivier Vernet à Monaco (Ligia, 2009). Sur un Tamburini de qualité à la palette ronde et corsée, la présente version de Giovanni Panzeca renforce la gravité de cette musique, jusqu’à une indéniable grandeur, la dimension symphonique mise en œuvre avec droiture et profondeur confortant la primauté de l’orgue sur l’harmonium.

Si les pages de Nadia Boulanger, à défaut d’être souvent jouées, ne sont pas une découverte pour l’auditeur français, il n’en va pas de même des œuvres de René Gerber (3) et de Bernard Schulé, qui se retrouvèrent dans la même classe de Nadia Boulanger. (Sans que l’on puisse établir un véritable parallèle esthétique, leurs années de formation les placent dans la génération, versant français, d’un Jean Langlais ou d’un Gaston Litaize, passés par le Conservatoire de Paris.)

À la tête d’un catalogue d’une grande diversité (où l’intitulé Fête revient à maintes reprises), dont deux opéras d’après Shakespeare sur ses propres livrets (Roméo et Juliette, opéra en 4 actes, 1957-1961 ; Le Songe d’une nuit d’été, opéra-féerie en 4 actes et 1 prologue, 1978-1981), René Gerber arbore une belle discographie chez Gallo (4). D’une noble consonance n’empêchant pas de piquantes recherches harmoniques, d’un sens de la phrase et de la mélodie largement déployées (lumineux Épithalame), sa musique séduit par une plénitude et un lyrisme qui resplendissent tout particulièrement dans les œuvres avec cuivres – excellents solistes, membres de formations de premier plan en Italie. La manière du musicien n’y offre pas d’évolution marquée si l’on en juge, sans rupture, par les climats de Pavane (1941) et de Fête (2000). Le Tombeau de Nicolas Grigny, compositeur qui sans doute n’était pas le pain quotidien des organistes en 1947, étonne par la distance qu’il entretient avec le style français du temps de Louis XIV – quatre « miniatures » ancrées dans leur propre temps, non sans charme et fraîcheur.

À l’équilibre singulier du Triptyque de René Gerber répond une page ambitieuse de Bernard Schulé, connu en Suisse dans les années 50 et 60 pour ses musiques de films (5). Ses Métamorphoses se parent d’une écriture ferme et nourrie se pliant à une esthétique post-symphonique « moderne », variations contrastées quant à la forme renfermant au cœur de l’œuvre une section dont la douce retenue force l’attention. Une fanfare, fugato enlevé, puis une grande progression par l’écriture et la dynamique referment avec force cet intéressant programme.

(1) Abbé Joseph Joubert : Maîtres contemporains de l’orgue (590 pièces), Éditions Maurice Sénart, Paris, 1912-1914
https://fr.wikipedia.org/wiki/Maîtres_contemporains_de_l%27orgue#Premier_Volume_—_École_Française

Les huit volumes in extenso sur le site IMSLP
https://imslp.org/wiki/Maîtres_contemporains_de_l’orgue_(Joubert%2C_Joseph)

(2Singulièrement plurielles (vol. 1)
https://www.chanteloup-musique.org/boutique/nos-disques/notre-catalogue-orgue

(3) René Gerber, biographie et catalogue des œuvres
https://www.musicologie.org/Biographies/g/gerber_rene.html

(4) Discographie Gallo des œuvres de René Gerber
https://vdegallo.com/fr/vde_composers/rene-gerber

(5) Bernard Schulé musiques de films
https://swissfilmmusic.ch/wiki/Bernard_Schulé

Œuvres pour instruments et orgue – CD Cascavelle – VDE-Gallo
https://vdegallo.com/fr/produit/nadia-boulanger-rene-gerber-schule-oeuvres-pour-instruments-et-orgue/

Livret intégral du CD :
https://vdegallo.com/wp-content/uploads/2024/10/VEL-1700-Booklet.pdf

Jean-Charles Ablitzer

Musique d’orgue en Bourgogne, Franche-Comté, du baroque au préromantisme, et dans l’Espagne des Habsbourg

Œuvres de Claude Balbastre, Antonio et Hernando de Cabezón, Antonio Martin y Coll, Gaspar Sanz, Jacques Louis Battmann

Orgue Verschneider (1854) de Saint-Laurent d’Ornans (Doubs)

LIVRET FRANÇAIS
Durée : 1h 8′
L’entretien des Muses VOC 10754, 2024

Produit par L’entretien des Muses – réminiscence du clavecin de Rameau et, à sa suite, des Chroniques de poésie de Philippe Jaccottet –, association des arts du spectacle vivant sise à Ornans, ville natale du peintre Gustave Courbet, ce portrait d’instrument entre classicisme et romantisme réserve d’étonnantes surprises. Où l’on passe pour ainsi dire du local au quasi-universel, de façon inattendue mais convaincante sur le plan instrumental, et naturellement musical. Il est vrai que cette terre d’Empire était aux confins de la France et du Saint Empire, Flandres et Espagne comprises. Titulaire de la merveille elle-même très polyvalente de Saint-Christophe de Belfort, Jean-Charles Ablitzer convie à un voyage dans le temps et l’espace qui, proposé sous forme d’écoute en aveugle, en confondrait plus d’un…

De Balbastre : Manuscrit de 1749…

Si le baroque allemand y tient une place de premier plan (intégrale Buxtehude, Bach à Aubusson ou Goslar…), sa discographie fait aussi une place de choix aux classiques français : Couperin, Dandrieu, Titelouze, Dumage, Noëls. Ce Balbastre hors Noëls y apparaît pour la première fois : les emprunts au Manuscrit « de Dijon » ou « de Versailles » (1), où il a été retrouvé, œuvre d’un Balbastre de vingt-cinq ans rarement enregistrée – Bruno Beaufils en a gravé quelques pages à Bourges (Disques Prestant DPBB001, 1997) – rendent ici audible le décalage esthétique qui se fait alors jour dans l’orgue français, l’esprit d’un Grigny relevant déjà d’un autre temps. Ce que traduit superbement le Verschneider d’Ornans (2), qui a tout ce qu’il faut pour colorer ce répertoire tout en sonnant autrement qu’un orgue purement classique. On touche ici du doigt, ou de l’oreille, le passage du temps, le basculement du goût. Un Magnificat complète cette évocation du mitan du XVIIIe siècle en France – Jean-Luc Perrot a consacré à ce recueil de 1750 un CD à la Chaise-Dieu (Association Marin Carouge, 2023), cependant que Lucile Dollat (Tiroirs secrets, Château de Versailles Spectacles) a gravé le Concerto en  majeur du Livre de 1749, le premier jamais écrit en France, déjà proposé par Bruno Beaufils : unique écho des fameux Concertos perdus qui feront la gloire de Balbastre au Concert spirituel.

…à l’orgue ibérique

Le baroque espagnol occupe une place elle aussi essentielle : de Sebastián Aguilera de Heredia et Pablo Bruna sur des orgues historiques d’Espagne à l’accomplissement d’un rêve : créer à Grandvillars (3), sa ville natale, un orgue espagnol très original, inspiré d’instruments du XVIe siècle et jusque vers 1610, entre Renaissance et baroque : Jean-Charles Ablitzer y a enregistré Siglo de Oro, double CD Musique et Mémoire. Plus encore que pour Balbastre, musique française sur un orgue français, même tardif en regard de la musique, les pages espagnoles étonnent et séduisent par la justesse de l’univers suggéré. Anches et cornets y sonnent plus vrais que nature. Cabezón père et fils s’y répondent : célèbre Pavana con su glosa du premier et hommage filial du second : Dulce memoriae. Des pages souvent anonymes réunies par Antonio Martin y Coll sont proposées Folias et Españoleta, archétypes du clavier espagnol sur thèmes populaires. Il en va de même des Canarios de Gaspar Sanz, de sa fameuse Instrucción de música sobre la guitarra española y métodos de sus primeros rudimentos hasta tañer con destreza (trois Livres, 1674-1697), où l’on trouve aussi plusieurs Folias et Españoletas. On sait la double et fréquente destination des livres de musique espagnols du XVIIe, pour clavier et/ou vihuela (entre luth et guitare), légitimant l’adaptation d’une page pour guitare – rendue célèbre par Narciso Yepes. Le regretté Liuwe Tamminga avait gravé pour Accent en 2007 différents Canarios, danse populaire typique de l’archipel, sur plusieurs orgues historiques des Îles Canaries, dont celui de Sanz sur un délicieux orgue-coffre.

Ce portrait insolite mais musicalement cohérent se referme avec Jacques Louis Battmann, originaire d’Alsace, lointain prédécesseur de Jean-Charles Ablitzer à Saint-Christophe de Belfort avant d’être en poste à Vesoul : pages de musique liturgique bien dans l’air du temps, mélodie, romance et opéra étant passés par là, comme dans nombre de pays européens à la même époque. On songe à Lefébure Wely, à Giovanni Morandi ou au Padre Davide da Bergamo, même si invention, fantaisie et mouvement sont ici plus comptés. Tout à coup le Verschneider sonne conformément à sa date de construction, avec des fonds lumineux et charpentés, l’équilibre sonore projetant bel et bien l’auditeur en plein XIXe siècle. Alliant charme et diversité, un récital d’une grande et belle adéquation musicale, joli tour de force pour l’instrument et qui le touche, magnifiquement.

(1Livre Contenant des Pièces de different Genre d’Orgue Et de Clavecin PAR Le S.r Balbastre Organiste de la Cathedralle de Dijon (1749), numérisation du manuscrit + mise en forme moderne :
https://imslp.org/wiki/Livre_contenant_des_pièces_de_différent_genre_(Balbastre,_Claude-Bénigne)

(2) L’Orgue historique Verschneider d’Ornans
https://inventaire-des-orgues.fr/detail/orgue-ornans-eglise-saint-laurent-fr-25434-ornan-stlaur1-x

Orgue Verschneider de 1854

(3) L’Orgue espagnol de Grandvillars
https://www.concertclassic.com/article/inauguration-de-lorgue-espagnol-de-grandvillars-par-jean-charles-ablitzer-le-faiseur-dorgues

Jean-Charles Ablitzer
https://jeancharlesablitzer.fr/index.html
https://musetmemoire.com/ablitzer/

Église Saint-Laurent d’Ornans, Doubs
https://www.patrimoine-histoire.fr/P_FrancheComte/Ornans/Ornans-Saint-Laurent.htm

L’entretien des Muses : 13, rue des Martinets – 25290 Ornans

Night Windows

Lucile Dollat, orgue Grenzing (2015) de l’Auditorium de Radio France
* François Vallet, percussions

LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS
Durée : 1h 12′ 53″
Radio France, collection Tempéraments TEM 316070, 2024

Maurice Ravel (1875-1937) :
Alborada del Gracioso (transcription Lionel Rogg)
Lucile Dollat (née en 1997) :
Songe 1
Thomas Lacôte (né en 1982) :
La nuit sera calme (pour percussion et orgue) *
Lucile Dollat :
Songe 2
Fabien Waksman (né en 1980) :
Night Windows (Three paintings for organ after Richard Pousette-Dart)
Hieroglyph, Black – Genesis, Red – Radiance, Blue
Lucile Dollat : Songe 3
Jehan Alain (1911-1940) :
Aria
Litanies

Miroirs, M. 43 : IV. Ravel, Alborada del gracioso (Transcr. for Organ by Lionel Rogg)

L’orgue Grenzing et la collection Tempéraments

Chaque résidence auprès du Grenzing de l’Auditorium de Radio France donne lieu à un enregistrement de la collection Tempéraments : Thomas Ospital (2016-2019) avec Convergences : Bach, Escaich, improvisations ; Karol Mossakowski (2019-2022) avec Rivages : Bach, Mozart, Mendelssohn, Liszt, improvisations ; Lucile Dollat, en résidence pour la période 2022-2025 (elle est aussi artiste en résidence à la Fondation Royaumont et cotitulaire du Cavaillé-Coll de l’église Saint-Maurice de Bécon, Courbevoie) avec le présent album Night Windows. Ce CD réunit implicitement les trois organistes successifs du Grenzing, reflet de concerts donnés à l’Auditorium par ces trois musiciens, à l’occasion desquels deux commandes de Radio France furent créées (l’une partiellement).

L’acoustique de l’Auditorium, rien de nouveau, n’est guère favorable au Grenzing, lissant une palette pourtant très diversifiée qu’elle restitue de manière frontale, sorte d’uniformisation de l’image sonore avec, selon les situations, une perspective écourtée. On s’y est habitué en concert, d’autant qu’au fil des ans l’instrument semble sonner et affirmer sa présence de manière de plus en plus convaincante – mystère de l’évolution de la matière dans le temps. Au disque, c’est autre chose, et il faut bien reconnaître que le résultat reste mitigé, renforçant la sensation d’un orgue qui vibre peu, perception accentuée par la trop franche rondeur des anches, bien plus anglo-saxonnes que françaises.

Un programme dédié à la nuit

Lucile Dollat ouvre cet album avec la pièce qui refermait son concert de prise de fonction, le 29 septembre 2022 (1) : Alborada del Gracioso des Miroirs de Ravel (Lionel Rogg a aussi transcrit Ma Mère l’Oye), subtil feu d’artifice et cheval de bataille de l’interprète. On retrouve l’acuité voulue via une instrumentation nerveuse, mordante, diffractée en une infinité de touches. Le Grenzing dans un répertoire qui lui convient absolument : la transcription.

Radio France a passé commande de quatre œuvres à Thomas Lacôte : Et l’unique cordeau des trompettes marines (orgue, 2006), Rursum funde (pour six musiciens, 2016), La nuit sera calme (pour percussion et orgue, 2018), La Voix plus loin (pour deux cors et orgue, 2019), donnée en première audition par le compositeur lui-même, le 9 février 2020. Entre-temps, l’organiste en résidence, Thomas Ospital, avait créé La nuit sera calme, le 10 avril 2019. Thomas Lacôte y fait pour la première fois appel à la percussion – Jean-Claude Gengembre lors du concert, ici François Vallet. Thomas Lacôte présente et situe cette pièce au sein de son catalogue dans le programme de salle du concert (document 1). Les sons « nappés » et les tenues qui portent cette étrange et presque inquiétante dramaturgie faussement statique « compensent » d’heureuse manière les contraintes de l’acoustique « boisée » de l’Auditorium. Et rejoignent aussi la propension de l’interprète, bien en situation, à donner du temps à l’acoustique, ici poétiquement soutenue et animée par la vibration et l’ondulation des percussions. Les captivants Songes improvisés préparent et prolongent une atmosphère irréelle, le deuxième ajoutant l’écho d’une insolite animation nocturne, le dernier une dimension de « poétique stellaire ».

Karol Mossakowski, son dédicataire, créa quant à lui Radiance, Blue de Fabien Waksman : « voyage qui me semble être tout autant cosmique qu’intérieur, nous menant d’un bleu profond vers une lumière intensément blanche », le 22 décembre 2020 (2), dernier volet de Night Windows – sa première œuvre pour orgue, commande de Radio France, inspirée de Richard Pousette-Dart (1916-1992), « peintre américain rattaché au mouvement de l’expressionnisme abstrait dont faisaient notamment partie Pollock et Rothko ». Sauf erreur, les pièces I & II – Hieroglyph, Black (« à Lucile Dollat ») : « une rêverie cosmique », et Genesis, Red (« à Thierry Escaich ») : « magma sonore à très grande vitesse » – n’ont pas été créées en public. Le compositeur retrace dans le programme de salle du concert (document 2) la genèse de ce triptyque que Lucile Dollat fait entendre pour la première fois dans son intégralité, œuvre dense, habitée et virtuose mettant idéalement en valeur l’instrument et l’interprète.

Lors de son concert de 2022, Lucile Dollat avait joué, de façon très personnelle, le chef-d’œuvre de Jehan Alain : les Trois Danses(document 3). Pour refermer ce CD éminemment pluriel, son choix s’est porté sur deux pages contrastées du musicien (3) : jeu clarissime détaillant la complexité rythmique de l’Aria, dramatisme de Litanies aux rythmes ici « heurtés » dynamisant la projection de l’instrument.

Le 19 avril 2025 (4), Lucile Dollat donnera à l’orgue Grenzing un concert faisant entendre, au côté de Bach, de Marc-André Dalbavie et d’improvisations (y compris avec percussions, occasion de retrouver François Vallet mais aussi Florent Jodelet), la compositrice Elsa Barraine (1910-1999) – extrait de Musique rituelle pour orgue, gong, tam-tam et xylo-rimba (1967) –, qui sera au cœur du prochain CD Tempéraments de Lucile Dollat, présenté à l’occasion de ce concert. 

(1) Lucile Dollat – concert de prise de fonction à Radio France, compte rendu
https://www.concertclassic.com/article/lucile-dollat-radio-france-la-nouvelle-organiste-en-residence-inaugure-la-saison-dorgue

(2) Fabien Waksman – Radiance, Blue, création par Karol Mossakowski à Radio France (vidéo)
https://www.youtube.com/watch?v=SInfwvHgimQ

(3) Rappelons la réédition de l’ouvrage de référence sur le musicien : Jehan Alain – Biographie, correspondance, dessins, manuscrits, Aurélie Decourt-Alain, coédition Association Jehan Alain (Suisse) / Orgues Nouvelles (2023)
https://orgues-nouvelles.org/produit/jehan-alain/

(4) Concert Radio France du 19 avril 2025 – Elsa Barraine
https://www.maisondelaradioetdelamusique.fr/evenement/bach-dalbavie-barraine-lucile-dollat?s=774264#content-page

Night Windows – Lucile Dollat – CD Radio France, collection Tempéraments
https://www.radiofrance.com/presse/editions-radio-france-cd-night-windows-lucile-dollat-collection-temperaments

Teaser sur YouTube
https://youtu.be/ff4tR42Ca9E

Orgue Grenzing (2015) de l’Auditorium de Radio France
https://www.radiofrance.com/lorgue-de-lauditorium-de-radio-france

Lucile Dollat présente l’orgue Grenzing 
https://www.youtube.com/watch?v=tQS_UZFZZ8M

Lucile Dollat
https://luciledollat.fr

Saison d’orgue de Radio France
https://www.maisondelaradioetdelamusique.fr/genre/orgue

Radio France, collection Tempéraments
https://www.radiofrance.com/les-editions/collections/temperaments

Hommage à Albert Schweitzer

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

Daniel Meylan, orgue Christoph Treutmann (1737), Stiftskirche St. Georg, Goslar-Grauhof, Basse-Saxe (Allemagne)

LIVRET FRANÇAIS / ALLEMAND
Durée : 57′ 33″
Hortus 247, 2025

Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542
Choralvorspiele : 
Herzlich tut mich verlangen BWV 727
Erbarm’ dich mein, o Herre Gott BWV 721
Vom Himmel hoch, da komm ich her BWV 738
Meine Seele erhebt den Herren BWV 733
Nun freut euch, lieben Christen g’mein BWV 734
Wir glauben all an einen Gott BWV 740
Pastorale en fa majeur BWV 590
Prélude et fugue en do majeur BWV 547

J.S. Bach, Nun freut euch, lieben Christen g’mein BWV 734 (extrait), Daniel Meylan

Ce récital, à trente ans de distance, est un nouvel hommage de l’organiste suisse Daniel Meylan à Albert Schweitzer (1875-1965). Gravé en 1994 à l’orgue Ahrend de Porrentruy (1985, Jura suisse), inspiré du Silbermann de Glauchau (1730, Saxe), le premier hommage se focalisait sur la Passacaille et fugue BWV 582 explicitée par un Essai sur le symbolisme de cette œuvre emblématique (voir document), quête spirituelle et poétique de l’interprète dans le sillage de Schweitzer. Ce CD comportait un développement oral, en français et en anglais, se référant aux « constantes expressives » mises en lumière par le théologien, médecin, philosophe et musicien. 

S’étant perfectionné pour l’orgue auprès de Widor, Schweitzer (1) exerça en retour une influence à travers le dévoilement des liens intimes entre la musique de Bach et les textes des chorals. Il mit en forme ses idées dans son célèbre Jean-Sébastien Bach, le musicien-poète (1905), ouvrage ensuite traduit par lui-même en allemand (en fait réécrit et sensiblement augmenté, 1908). L’esprit s’en retrouve dans l’édition des œuvres pour orgue de Bach entreprise en 1912 avec Widor (Vol. 1 à 5) pour l’éditeur new-yorkais G. Schirmer, achevée cinquante ans plus tard (6 à 8) avec Édouard Nies-Berger (1903-2002), musicien alsacien qui œuvra avec Schweitzer à Gunsbach et à Lambaréné (2). Installé aux États-Unis et organiste du New York Philharmonic (1943-1952), on l’entend dans la Symphonie « avec orgue » de Saint-Saëns, en 1947 au Carnegie Hall de New York, sous la direction d’un autre Alsacien, Charles Munch…

Schweitzer a gravé de nombreuses œuvres de Bach (mais aussi de Mendelssohn, Franck, Widor), à Londres, Strasbourg et Gunsbach entre 1928 et 1952, reprises au fil du temps par EMI, Pearl, Archipel, Fono Enterprise… En 2010, IFO Classics a réuni l’essentiel dans un coffret de 6 CD (3) : on y retrouve la Fantaisie et fugue BWV 542 mais pas le Prélude et fugue BWV 547, qu’il a néanmoins enregistré (Pearl, Vol. 2). La filiation spirituelle et poétique est intéressante à retracer entre Albert Schweitzer et Daniel Meylan, par-delà les différences considérables quant aux instruments joués. Ici l’orgue phénoménal de Goslar, parvenu à nous presque intact : tous les jeux sont d’origine, à l’exception des mixtures, restituées (tout comme la Vox humana de l’Ober-Werck) ou complétées par la firme Gebrüder Hillebrand en 1989-1992. Marie-Claire Alain fut l’année suivante la première à enregistrer l’orgue restauré (dans le cadre de sa troisième intégrale Bach), suivie, versant français, de Jean-Charles Ablitzer, Olivier Vernet et Bernard Coudurier.

Dans ce second hommage, à l’occasion du 150ème anniversaire de la naissance de Schweitzer, Daniel Meylan poursuit son exploration : « J’ai souhaité […] prolonger cette recherche au niveau des pièces libres, celles-ci n’étant donc pas associées à un texte. En effet, lorsqu’on prend conscience que bien des préludes et fugues étaient destinés à encadrer le culte luthérien, on imagine sans peine l’illustre Cantor commenter en musique les différentes fêtes et temps liturgiques. » Ainsi rapproche-t-il le diptyque BWV 542 du temps de l’Avent, avec son « climat oppressant » (bien des exégètes présupposent dès l’Avent et la Nativité l’annonce de la Passion) entrecoupé de volets apaisants « rappelant certains chorals de l’Orgelbüchlein ». Le Treutmann restitue puissamment tant la force tellurique dominante de la Fantaisie que l’apaisante régularité de la pulsation des volets intermédiaires.

Daniel Meylan adopte des tempos d’une très convaincante justesse en lien avec une articulation souveraine, déliée et chantante – la Fugue BWV 542 ou Wir glauben BWV 740 à double pédale en sont des exemples affirmés. Autant de vie qu’il est possible sans restreindre l’intelligibilité, y compris dans l’opulence des textures du BWV 547, optimisant ainsi le rapport tempo-écriture. Nun freut euch BWV 734, souvent entendu sur un tempo d’enfer façon étude brillante de Czerny, est à cet égard prodigieux : impossible d’imaginer un équilibre, en termes de dynamique et de timbres, plus favorable au cantus et au mouvement perpétuel des voix le portant. Les chorals, comme la Pastorale, sont autant de moments de grâce : pureté du chant, spiritualité de l’élan, beauté des timbres si particuliers du Treutmann, riche en fonds variés et doté d’une belle palette d’anches. À l’écoute de ce disque, à la jonction de la vie et d’une projection généreuse de la polyphonie, c’est bel et bien l’image du musicien-poète qui s’impose à notre imaginaire.

(1) Albert Schweitzer
https://www.schweitzer.org/decouvrir/chronologie/organiste/

(2) Édouard Nies-Berger : Albert Schweitzer m’a dit, traduit de l’anglais par Odile Demange, La Nuée Bleue / Dernières Nouvelles d’Alsace, 1995

(2) Coffret 6 CD IFO Classics (2010) réunissant l’essentiel des enregistrements (1928-1952) d’Albert Schweitzer
https://www.ifo-classics.de/index.php/details/produkt/ifo00701.html

CD Hommage à Albert Schweitzer – Hortus 247
https://editionshortus.com/catalogue_fiche.php?prod_id=333

Orgue Christoph Treutmann, 1737, de Goslar-Grauhof
https://www.treutmann-orgel.de

Composition de l’instrument :
https://www.orgel-information.de/Orgeln/g/gk-go/goslar-grauhof_st_georg.html

Discographie d‘Albert Schweitzer
https://www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.fra.rch&org=Albert+Schweitzer&tit=&oeu=&ins=&cdo=1&dvo=1&vno=1&edi=&nrow=10&cmd=Retour

Discographie Hortus de Daniel Meylan
https://www.editionshortus.com/artiste_fiche.php?artiste_id=142&langue=fr&prod_id=333

Photos de l’orgue Treutmann (https://www.treutmann-orgel.de) :
Treutmann-Orgel 1737– © Dr. Frank Straube – Verein der Förderer der Treutmann-Orgel von 1737 in der Stiftskirche Grauhof e.V. [Association des promoteurs de l’orgue Treutmann de 1737 de la collégiale Grauhof]

Petite chronique versaillaise…

Nicolas de Grigny (1672-1703)

Michel Bouvard (1) et François Espinasse (2),
orgue Jean-Loup Boisseau et Bertrand Cattiaux (1995) de la chapelle royale du château de Versailles

Livre d’orgue (1699) :
Messe Cunctipotens genitor Deus (1)
Cinq Hymnes (2)

LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS / ALLEMAND – Texte de Jean Saint-Arroman
Durée : 1h 06′ 16″, 53′ 30″
Château de Versailles Spectacles CVS 133, 2025
Collection L’Âge d’or de l’orgue français, n°13

Dialogue à 2 tailles de cromorne et 2 dessus de cornet pour la communion (extrait de la Messe), Michel Bouvard

Château de Versailles Spectacles (CVS) ne laisse d’impressionner par des moyens de production et éditoriaux dont les résultats parlent d’eux-mêmes : cet album Grigny est le 133ème titre du label versaillais, créé en 2018 seulement, et le 13ème de la collection L’Âge d’or de l’orgue français, dont l’épicentre est l’orgue de tribune de la chapelle royale. Bien que chaque fois estampillé Grandes Orgues 1710, il s’agit d’un instrument neuf – ô combien magnifique, dans son buffet historique blanc et or – qui fête cette année ses trente ans : signé Jean-Loup Boisseau & Bertrand Cattiaux, il s’inspire du Robert Clicquot & Julien Tribuot érigé au-dessus du maître-autel de la vaste chapelle palatine, consacrée en 1710, ultime adjonction majeure du règne de Louis XIV. François Couperin fut le premier à jouer l’instrument d’origine, inauguré en 1711.

Survol historique des quatre instruments successifs et discographie

Relevé et modifié par Louis-Alexandre puis François-Henri Clicquot en 1736 et 1762, élagué durant la première moitié du XIXème siècle (mutations, pleins jeux), l’instrument fut reconstruit par Cavaillé-Coll, approché dès 1845, qui en fit un orgue de son temps, assez banal et de taille modeste (23/II+Péd.), avec console moderne tournant le dos au panneau orné du roi David qui protégeait la console historique, dont les quatre claviers anciens furent alors retirés. Il fut inauguré le 21 février 1873 par Camille Saint-Saëns et Charles-Marie Widor, mais aussi Henri Lambert (1825-1906), titulaire du Clicquot–Cavaillé-Coll de la cathédrale Saint-Louis de Versailles.

En 1933, à l’instigation de Norbert Dufourcq (Widor prônait une restauration du Cavaillé-Coll), la Commission des Orgues tout juste créée (1) envisage de grands travaux, l’idée étant plus ou moins de restituer le Clicquot. En réponse à l’appel d’offre lancé en 1934, Victor Gonzalez soumet l’année suivante un projet qui sera accepté en 1936. Le Cavaillé-Coll est tout d’abord démonté par Gonzalez et installé au petit séminaire de Châteaugiron (Ille-et-Vilaine) – il sera relevé trente ans plus tard, en 1966, par Hellmuth Wolff (facteur suisse installé au Québec), Pierre Chéron et Yves Sévère, puis transféré, à la fermeture du séminaire, en l’église Saint-Martin de Rennes, détruite par les bombardements américains de 1943 et reconstruite au mitan du siècle, église moderne où il se trouve toujours, avec des sommiers et quelques tuyaux de Clicquot. Victor Gonzalez et son fils Fernand (pour la mécanique), assistés de Rudolf von Beckerath (pour la tuyauterie), vont alors construire à Versailles un instrument neuf (seule la montre ancienne est conservée) fonctionnel dès 1938 mais jamais inauguré en raison de l’irruption de la guerre.

Sur cet orgue Gonzalez (36/IV+Péd.) relevé en 1951 puis 1973, Gaston Litaize réalise en 1955-1956 deux disques pour Ducretet-Thomson (2) : Noëls anciens et Les organistes du siècle de Louis XIV – la Suite du 2ème ton de Clérambault a été reprise sur le CD 5 du coffret Orgues et organistes français du XXème siècle (1900-1950), 5 CD EMI Classics, 2002. Puis Jean-Jacques Grunenwald, en 1961, enregistre pour Véga des extraits de la Messe et des Hymnes de Grigny (3) – avant de graver en 1968 l’intégrale du Livre à Poitiers, également pour Véga et avec plain-chant alterné. On peut aussi entendre l’instrument sous les doigts de Marie-Claire Alain jouant des extraits de la Suite du 2ème ton du Troisième Livre de Nivers (1966), repris sur le CD 1 du coffret Marie-Claire Alain – L’Orgue français, Warner Classics, 22 CD, 2014.

Démonté en 1989 par Georges Danion (Manufacture languedocienne de grandes orgues) et acquis en 2001 par la commune de Laroque-d’Olmes (Ariège) – il sera installé en 2005 en l’église du Saint-Sacrement et inauguré par Philippe Lefebvre (4) –, ce Gonzalez néoclassique céda donc à son tour la place au Clicquot-Tribuot restitué par Boisseau-Cattiaux, reconstruction complète tenant compte des modifications de 1736 et 1762.

Michel Chapuis fut le premier titulaire de cet orgue « réinventé » (notamment la disposition intérieure des plans sonores), inauguré en novembre 1995 – il l’enregistre en 1999 pour Plenum Vox, un DVD suit en 2003 (également à Souvigny) : Improvisations dans le style classique français. Démonté et nettoyé, opération rendue nécessaire par le nombre de visiteurs et la pollution, en particulier textile, que laisse chacun d’eux, l’orgue est relevé en 2010 par Bertrand Cattiaux et de nouveau inauguré, le 5 juin, soit le jour même du tricentenaire de la consécration de la chapelle. Michel Chapuis, qui au début de l’année a fêté ses quatre-vingts printemps, cède alors les quatre claviers de l’orgue à ses quatre successeurs, par quartier, comme sous l’Ancien Régime : Michel Bouvard, Frédéric Desenclos, François Espinasse et Jean-Baptiste Robin.

L’un des instruments classiques français parmi les plus enregistrés

Entre la reconstruction et le relevage, Marina Tchebourkina grave pour Natives le récital Du Roy-Soleil à la Révolution et les Noëls de Daquin (2004), une intégrale Marchand et les Messes de Couperin (2005). Peu après la passation de claviers, les quatre titulaires sont réunis sur un double CD : La Chapelle Royale du Château de Versailles – Deux Siècles d’Orgue (Alpha 950, 2011).

La collection CVS a depuis proposé des disques récitals – Ton Koopman (Grandes Orgues 1710), Gaétan Jarry (Noëls baroques à VersaillesLe Grand Jeu), Constance Taillard (Versailles Westminster), Quentin Guérillot (Noël sous l’Empire), Lucile Dollat (Tiroirs secrets) – et des programmes monographiques ou partagés : Bernard Foccroulle (Georg Muffat – Apparatus musico-organisticus), Nicolas Bucher (Vêpres de la Nativité – Lebègue et Nivers), Olivier Latry (François Couperin – les deux Messes).

Des actuels titulaires, Frédéric Desenclos est le premier à avoir joué l’instrument lors d’enregistrements consacrés à des œuvres vocales complétées de pièces d’orgue (Alpha, Virgin Classics / Veritas, Astrée). À ce jour, ni Michel Bouvard, ni François Espinasse n’avaient enregistré le Boisseau-Cattiaux. Dans le cadre et dès le début de la collection L’Âge d’or de l’orgue français, seul Jean-Baptiste Robin avait enregistré pour CVS, consacrant deux titres à Jean-François Dandrieu : Magnificat et Offertoires & Sonates en trio (Ensemble Il Caravaggio, dir. Camille Delaforge), parus respectivement en 2019 et 2021, suivis en 2023 d’un album d’inédits : Divins Mystères – Manuscrits de Berkeley et de Caumont (5).

Le Livre d’orgue de Grigny au disque

Pour Grigny, les versions de premier plan ne manquent pas, sur instruments historiques, anciens restructurés-modifiés, ou encore reconstruits « à l’identique », comme ici même. Trois intégrales pour Marie-Claire Alain (pionnière en 1955 avec les Hymnes à Saint-Merry, Paris, Discophiles Français) : Sarlat (1965, la plus ancienne intégrale disponible, sans plain-chant alterné, contrairement aux deux autres), La Chaise-Dieu, Poitiers ; deux pour André Isoir : Poitiers / Saint-Maximin, Saint-Michel-en-Thiérache ; une pour Michel Chapuis : Belfort (orgue prodigieusement polyvalent – c’est celui, à la même époque, de la première intégrale Jehan Alain de MCA). S’y ajoutent, entre autres, Pierre Bardon à Saint-Maximin, Sylvain Ciaravolo à Saint-Pierre-des-Chartreux (Toulouse), Odile Bailleux à Albi, Bernard Coudurier à Cintegabelle ou Olivier Vernet à Saint-Antoine-l’Abbaye, jusqu’aux versions récentes d’Olivier Houette à Poitiers (Triton, 2018) et Nicolas Bucher à La Chaise-Dieu (Hortus, 2020) – dont l’orgue n’était déjà plus celui touché par MCA en 1980, reconstruit en 1995 par Michel Garnier, lui-même relevé depuis (Atelier Cattiaux-Oliver Chevron, 2024). Ainsi va le monde de l’orgue, toujours en mouvement…

Nos deux musiciens n’en sont pas à leur coup d’essai s’agissant des classiques français, depuis leurs gravures pour Organa Viventia (Sony puis RCA Victor distribué par BMG) : Messes de Couperin avec alternance de plain-chant (Couvents à Cintegabelle, 1991, Paroisses à Saint-Maximin, 1992), pour Michel Bouvard ; pièces de Guilain et Marchand (Ottobeuren, 1991), de Clérambault, Dumage et Marchand (Saint-Pons-de-Thomières, 1995) pour François Espinasse.

Nicolas de Grigny par Michel Bouvard et François Espinasse à Versailles

L’orgue reconstruit de la chapelle de Versailles offre l’avantage d’une synthèse entre facture fin XVIIe siècle, d’une grandeur imposante mais tempérée – l’émerveillement harmonique des pages sur plein-jeu et pédale d’anches est prodigieux – et opulence XVIIIème. Avec par exemple une Trompette au Positif, pas si fréquente sur les orgues anciens, permettant de varier des pages comme les Récits de basse de trompette ou de cromorne. On relève aussi une tirasse Grand-Orgue, d’où la possibilité de doser la dynamique des parties de type « pédale de flûte » des pièces à cinq voix (ainsi dans la Fugue de A solis ortus), toutes au demeurant admirables.

Michel Bouvard et François Espinasse s’y montrent d’une faconde tenant en haleine l’auditeur sur l’ensemble du Livre. Des tempos globalement enlevés exaltent la palette de l’orgue français (équilibre achevé, à titre de simple exemple, des dialogues de grande et petite tierce), l’un et l’autre interprètes mettant en exergue tant la continuité de ces deux cycles que les contrastes internes de chaque groupe de pièces. On admire au passage l’art des maîtres-facteurs qui ont réussi, dans un buffet à un seul corps imposé par Robert de Cotte, successeur de Mansart, à obtenir une lumineuse hiérarchie des plans sonores, explicite dans les Dialogues sur les grands jeux avec échos (Agnus de la Messe, pièce terminale de l’Ave maris stella). L’équilibre est de part en part tenu entre un flux spontané (savamment travaillé !) et une inégalité expressive variée, l’ornementation se caractérisant chez Michel Bouvard par une souplesse pleine d’allant, chez François Espinasse par une acuité rythmique des plus sensibles en début d’incises. Un Grigny de haute tenue pour un plaisir des sens magnifié par l’acoustique et la qualité de la prise de son. Royal, tout simplement.

(1) La conservation de l’orgue historique français
https://lplet.org/textes/jmm_01.htm

(2) Discographie de Gaston Litaize
https://www.gastonlitaize.com/disques-réalisés-par-gaston-litaize-gaston-litaize-s-discography

(3) Jean-Jacques Grunenwald joue Grigny à l’orgue de la chapelle du château de Versailles
https://www.qobuz.com/lu-fr/album/de-grigny-livre-dorgue-extraits-a-lorgue-de-la-chapelle-royale-de-versailles-jean-jacques-grunenwald/3614590623340

(4) Orgue Gonzalez de 1938 installé à Laroque-d’Olmes
https://inventaire-des-orgues.fr/detail/orgue-laroque-dolmes-eglise-du-saint-sacrement-fr-09157-l_olm-stsacr1-x

(5) Jean-Baptiste Robin – Divins mystères
https://www.jbrobin.com/?q=discographie-en-savoir-plus&id=26&langue=FR

Nicolas de Grigny à Versailles
https://www.live-operaversailles.fr/accueil/messe-hymnes-

Livret du double CD
https://www.chateauversailles-spectacles.fr//app/uploads/sites/2/2025/01/133-Messe-Hymnes-De-Grigny-Livret-CD-121x118mm_compressed.pdf

Teaser sur YouTube

Le grand orgue de la chapelle royale de Versailles (avec vidéos)
https://www.chateauversailles.fr/actualites/vie-domaine/grand-orgue-chapelle-royale#episode-3-rencontre-avec-le-directeur-des-theatres

Discographie des orgues successifs de la chapelle du château de Versailles – Base discographique d’Alain Cartayrade sur le site France Orgue
https://www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.fra.rch&org=&tit=&oeu=&ins=Versailles+chapelle+du+ch%E2teau&cdo=1&dvo=1&vno=1&edi=&nrow=10&cmd=Retour

Catalogue du label Château de Versailles Spectacles

Frédéric Desenclos

Et in terra pax…
L’orgue français à l’aube du XVIIIe siècle

Orgue Micot (1771) de la cathédrale St-Pons de Saint-Pons-de-Thomières, Hérault

Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749) : Suite du premier ton
Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) * :
> Prélude (Dixit Dominus) H.202
> Antienne H.525
> Praeludium (In nativitatem Domini Canticum) H.416
> Kyrie (Messe des morts) H.10
> Ouverture (Idyle sur le retour de la santé du Roy) H.489
Jean-Adam Guilain (vers 1680 ?-après 1739 ?) :
Suite du deuxième ton
Nicolas de Grigny (1672-1703) : Messe (du Livre d’Orgue), extraits du Gloria : Et in terra pax – Récit de tierce en taille – Dialogue
Louis Marchand (1669-1732)
Pièces manuscrites :
> Plein JeuFugue (5ème Livre)
> RécitBasse de trompette (4ème Livre)
> Grand Jeu (2ème Livre)

* Transcriptions de Jean-Paul Lécot

LIVRET FRANÇAIS
Durée : 1h 32″
Côté Ut Dièse CUD 242 (2024)

L’amateur éclairé aura bien sûr déjà thésaurisé maintes versions de Clérambault, Guilain, Grigny ou Marchand, qui ne manquent pas, de sorte que sur le plan du répertoire – hormis Charpentier – il ne fera guère de découvertes. Mais ce serait compter sans cette dimension propre à l’orgue (et à la voix, dans un rapport encore plus direct, instrument et interprète ne faisant qu’un), véritable sainte trinité : la rencontre entre un répertoire et un instrument à travers l’interprète lui donnant vie, chaque fois réinventée s’il parvient à recréer le moment magique, unique, d’une confrontation fusionnelle. C’est exactement ce à quoi parvient Frédéric Desenclos, l’un des quatre titulaires de l’orgue restitué de la chapelle royale du château de Versailles, aux claviers du Micot de Saint-Pons-de-Thomières.

Fil rouge ourlé entre les pièces de ses confrères du Grand Siècle, Charpentier est la cerise sur le gâteau. N’ayant, hélas !, rien laissé pour l’orgue soliste, la tentation de la transcription était trop forte : Jean-Paul Lécot s’en chargea, enregistrant dans la foulée et sur ce même Micot (Forlane, 1990) un beau programme entièrement dédié à Charpentier (de même pour Lully, à Tarbes). Frédéric Desenclos a choisi d’autres pages parmi celles transcrites par Jean-Paul Lécot, à l’exception du Praeludium de l’oratorio de Noël In nativitatem Domini Canticum, seule occasion de comparer l’interprétation, à trente-cinq ans de distance et sur un instrument entre-temps relevé à deux reprises, en 1994 et 2008, par Barthélemy et Michel Formentelli. Frédéric Desenclos y condense l’ensemble des qualités qui innervent les pièces des autres compositeurs, avec une touche personnelle prodigieuse de vivacité et de légèreté, quasi immatérielle, ainsi dans les pages sur Fonds doux avec tremblant, tout en vivifiant sur l’ensemble du programme l’éloquence et l’esprit du temps, jusqu’à un Dialogue de Grigny (celui qui referme le Gloria) en apothéose.

N. de Grigny (extrait du Gloria), par Frédéric Desenclos

« Inégal à quatre tierces pures », le tempérament affirmé du Micot donne un relief savoureux (chromatismes et frottements), en particulier dans les pièces faisant sonner le grand plein jeu. L’instrument de trente jeux sur deux claviers, dessus de Récit et pédale offre tout ce qu’il faut pour répondre à la perfection aux exigences de ce répertoire (à l’exception, comme tant d’autres, des trois plans de mixtures que réclamerait un Boyvin) : la quintessence. Les pages permettent de mettre en valeur la plupart des meslanges usuels, toujours assortis d’une réelle liberté de choix dans l’équilibre des dialogues (exquise Voix Humaine dans le Trio de la Suite de Clérambault). Compliments à Michel Formentelli pour l’accord de l’instrument, d’une stabilité digne d’éloges, ainsi que chaque tenue finale des grands ensembles l’atteste – un bonheur à part entière. Mieux qu’un simple disque récital : une plongée dans un idéal sonore et formel.

Et in terra pax… L’orgue français à l’aube du XVIIIe siècle – extraits audio + bon de commande 
https://www.coteutdiese.fr/Contenu%20desenclos%202024.html?fbclid=IwY2xjawIYCgFleHRuA2FlbQIxMAABHc9F6QGsNA_uvhy4JKin1b8_2rE5vLKlSNHWBj0aLYn10HaSz1b38vb8fQ_aem_SBv4YjASmNLD_AnqRsRY

Historique de l’orgue de Saint-Pons-de-Thomières (Hérault) et sa discographie
https://www.orgue-saint-pons.org/organistes.htm
https://www.orgue-saint-pons.org/discographie.html

Côté Ut Dièse – Label musical indépendant de l’Orgue en Occitanie
https://www.coteutdiese.fr