Intégrale de l’Œuvre pour clavier, Vol. 10

Benjamin Alard
* Clavecin Philippe Humeau (Barbaste, 1993) d’après Carl Conrad Fleischer (Hambourg, 1720), avec pédalier de Quentin Blumenroeder (Haguenau, 2017) ; deux clavicordes associés d’Émile Jobin (Boissy-l’Aillerie, 2018) d’après Christian Gottfried Friederici (Gera, 1773) et Jean Tournay (Noville-les-Bois, 1996) d’après David Tannenberg (Lititz, fin XVIIIe), avec pédalier de Quentin Blumenroeder (Haguenau, 2021)
** Clavicorde Johann Adolf Hass (Hambourg, 1763), Musée instrumental de Provins
Gerlinde Sämann, soprano

Six Sonates en trio BWV 525-530 *
Notenbüchlein für Anna Magdalena Bach (Petit Livre d’Anna Magdalena Bach) ** :
Pièces de Johann Sebastian Bach, François Couperin, Carl Philip Emanuel Bach, Christian Petzold, Gottfried Heinrich Stölzel, Georg Böhm, Bernhard Dietrich Ludewig, Johann Adolph Hasse
LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS / ALLEMAND
Durée : 1h 15′ 27″, 1h 15′ 17″, 1h 11′ 05″ (3h 41′ 50″)
3 CD Harmonia Mundi, 2025
Pour cette première occasion d’évoquer l’Intégrale de l’Œuvre pour clavier de Bach par Benjamin Alard (Harmonia Mundi), tous claviers confondus : orgue, clavecin, clavicorde et claviorganum, entreprise unique à ce degré de complétude – Bach y est entouré de précurseurs, contemporains et continuateurs –, aucun orgue à l’horizon dans ce Vol. 10 (à l’instar des Vol. 6, 8 et 9), mais… des œuvres « pour orgue » : les Sonates en trio. Benjamin Alard a en fait déjà enregistré ce cycle à l’orgue, en 2008 (CD repris en 2020, Collection Alpha 71), sur le Bernard Aubertin de Saint-Louis-en-l’Île dont il est titulaire. Orgue qui fête ses vingt ans, tout comme le musicien ses vingt ans de titulariat (1).
Les Sonates en trio par Benjamin Alard à l’orgue


Splendide version, instrumentalement et musicalement accomplie, sur des tempos animés : un juste équilibre entre alacrité de l’articulation et une certaine mais éloquente modération et sagesse, afin de laisser aux voix le temps de s’épanouir – ainsi dans l’Andante de la Sonate IV, qui comme d’autres pièces du cycle (pas seulement les mouvements lents, particulièrement séduisants) se pare d’une pure sensation de nostalgie. À ces tempos répondent des registrations denses et colorées, d’une gravitas qui parfois surprend mais séduit dans ces Sonates, plénitude et assise de l’Aubertin de Saint-Louis-en-l’Île y invitant assurément, qui plus est dans une acoustique qui elle aussi revendique sa propre élocution.
Les Sonates en trio au clavecin
Plutôt que de proposer une seconde version à l’orgue pour l’intégrale Harmonia Mundi, le musicien explore le cycle sur des instruments, domestiques et d’étude, utilisés par les claviéristes du temps de Bach, à commencer par son fils Wilhelm Friedemann, pour l’éducation duquel il aurait été élaboré.
Comme on ne vient jamais tout à fait de nulle part, cette version n’est pas la première sur instruments à cordes pincées : le clavecin – mais ici aussi frappées : le clavicorde (ce qui par contre semble inédit). En remontant le temps : intégrale à deux clavecins de David Ponsford (transcripteur) et David Hill (Nimbus, 2019) ; arrangement de Hans-Ola Ericsson pour flûte, violon, viole de gambe et clavecin (Euridice, 2011) ; Sonates IV et VI par Yves Rechsteiner au clavecin à pédalier (Alpha, 2008) ; intégrale d’Anthony Newman et Eugenia Zukerman pour clavecin et flûte (Vox Cum Laude, 1984).
Il existe aussi deux intégrales antérieures au clavecin à pédalier : celle de l’organiste suisse Erich Vollenwyder (1921-1997), sur clavecin Neupert (en 16′, 8′ et 4′) d’après un Jean-Henri Hemsch de 1754 (Ex Libris, 1980 + Passacaille BWV 582), mais surtout, en 1966, faisant œuvre de pionnier, celle de l’organiste anglais, naturalisé américain, Edward Power Biggs (1906-1977), qui dès l’orée de l’« historiquement informé » s’intéressa aux instruments anciens et à des conditions de restitution « authentiques ». Ses Sonates (+ Concertos BWV 592 & 593, CBS Columbia Masterworks, en CD dans la collection Essential Classics de Sony, 1998) est librement accessible sur le site américain Internet Archive (2) et mérite le détour, accessoirement pour mesurer le chemin parcouru en six décennies – un autre album au clavecin à pédalier réunissait Passacaille, Toccata et fugue BWV 565, Fantaisie et fugue BWV 542, Préludes et fugues BWV 539 & 541. Solidement ancré et sonore, l’instrument (également en 16′, 8′ et 4′) touché par Power Biggs, un John Challis (1907–1974), facteur américain, construit en 1966 précisément pour Power Biggs et sur lequel il enregistra aussi… Scott Joplin !, offre encore un lointain écho des Pleyel de Wanda Landowska et Rafael Puyana, avec comme corollaire une articulation qui se souvient du grand legato mais arbore une diction qui va de l’avant. Il est vrai qu’à l’orgue Helmut Walcha (première « intégrale », 1947-1952) puis Marie-Claire Alain (Saint-Merry, 1954 ; Varde, Danemark, 1959) avaient déjà amplement et magnifiquement montré l’exemple.
Benjamin Alard au clavecin et au clavicorde à pédalier
C’est peu dire qu’un autre monde s’ouvre ici à nos oreilles. La légèreté de touche du clavecin (Sonates I, II, V) va de pair avec une sonorité affirmée et une richesse harmonique enveloppante, tout en préservant un quelque chose d’aérien, d’immatériel. L’attaque des cordes pincées favorise un détaché du jeu des pieds, mais jamais au détriment de la ligne et du chant. Et plus encore aux deux clavicordes superposés, modernes mais inspirés de l’ancien (Sonates IV, VI, III – dans l’ordre du CD) – Lento de la Sonate VI, à la goutte d’eau, plus mystérieux et aventureux que jamais. La (relative) non-tenue du son, contrairement à l’orgue bien sûr, déplace à l’occasion l’équilibre du trio, qui se fait duo – Vivace initial de la Sonate II, mes. 42-45 et 50-53 : une autre écoute, la joute manuelle un instant à découvert, les tenues de pédale s’évanouissant. Elle invite à l’ornementation, pleine de ressources, jamais systématique, tel un effet de surprise, de fraîcheur, d’inattendu, laquelle permet aussi de varier les reprises dans les mouvements lents – des deux parties (Sonate I) ou de la seule première partie (Sonate VI).



Qualités plus encore concentrées au clavicorde, avec ses saveurs de mandoline vivaldienne, de harpe baroque et même de sitar dans les instants les plus diaphanes, suspendus. Énergie et dynamique (assortie de subtiles nuances) ne sont nullement absentes, pour une intimité très expressive évoquant la confidence, douce et franche harmonie d’un consort de violes feutré. L’écoute s’accompagne dès lors d’un surcroît spontané d’attention, du fait d’une présence immédiate des plus prenantes. Tempo (plus doux qu’au clavecin, dont les attaques « mordent » avec plus d’intensité) et articulation sont rehaussés de quasi-suspensions ou interrogations, de transitions fluides délicatement conduites, de retenues des mesures de conclusion. De cette intimité du jeu et de l’écoute résulte une projection intérieure à l’adresse de l’auditeur individuel, non brillamment directionnelle vers un public pluriel, au gré d’un sens de l’écoulement du temps affranchi de toute contrainte. L’équilibre des deux clavicordes et le rapport d’intensité de la pédale façonnent ici un équilibre idéal. L’enjeu de virtuosité, non pas amoindri, passe au second plan, après la poésie du chant, ombre et lumière, cependant que le toucher s’accompagne, quasi-parente de l’inégalité expressive du Grand Siècle français, d’une agogique plus sensible au clavicorde, comme si le contact encore plus direct avec la touche et la corde incitait irrésistiblement l’interprète à parler à la première personne.
Le Notenbüchlein für Anna Magdalena Bach sur clavicorde historique
Ce qui précède vaut pleinement pour le Notenbüchlein. L’amateur peu coutumier du clavicorde, réputé (à double sens) pour sa faible projection dynamique, pourrait se dire : deux généreux CD sur un instrument aussi intimiste… Crainte infondée, tant cette intimité non exclusive d’une vraie présence captive et retient l’attention. La beauté de timbre et les nuances auxquelles convie l’instrument, mais aussi la grande variété des pièces vivifient l’écoute. Instrument de l’âme, dont on comprend que Bach l’ait tant prisé. Sur plusieurs de ses albums précédents, Benjamin Alard joue le grand clavecin à trois claviers (1740) du facteur hambourgeois Hass, le père : Hieronymus Albrecht (1689-1752), exact contemporain de Bach, instrument des collections du Musée instrumental de Provins ayant appartenu à Rafael Puyana. Pour le Notenbüchlein, Benjamin Alard a choisi un clavicorde de 1763 de Hass fils, Johann Adolf (1713-1771), également conservé à Provins. Cet instrument a quant à lui appartenu à « un célèbre pionnier de la musique ancienne, Arnold Dolmetsch, et [a été] restauré dans son atelier à Londres entre 1894 et 1895 ». Dolmetsch, auprès duquel John Challis, évoqué plus haut, fit une partie de son apprentissage. Tout se tient et s’enchaîne, une boucle. Cette merveille d’instrument n’est que beauté et plénitude, sans lassitude.


Les pièces (dont l’Aria des Goldberg) sont bien sûr en majorité de Bach, mais aussi de Carl Philipp Emanuel et même de François Couperin, ainsi que d’autres maîtres – on y trouve le fameux Bist du bei mir de Stölzel. Nombre de celles traditionnellement attribuées à Bach sont sans doute anonymes. À maintes petites pièces plongeant l’auditeur au cœur du Musizieren tel que la famille Bach pouvait le pratiquer (Hausmusik ou musique domestique), et que l’on pourrait extrapoler à la société éduquée et mélomane de ce temps, répondent les chorals qui parsèment le recueil, ici chantés avec simplicité et ferveur par Gerlinde Sämann, telle Anna Magdalena (seconde épouse de Bach) dans sa sphère privée. Ces pièces simples, presque un canevas, servent souvent de base à un déploiement d’apparence improvisée, selon la fantaisie de l’interprète. Ce recueil n’en est pas moins ponctué de versions premières d’œuvres majeures de Bach : Suites françaises n°1 et 2, Partitas n°3 et 6 !
Un formidable Vol. 10, à savourer au rythme d’une écoute libre et attentive.


JS Bach – Intégrale de l’Œuvre pour clavier, Vol. 10 – Livret
https://www.harmoniamundi.com/wp-content/uploads/2025/01/902495.97_booklet.pdf
Les Vol. 1 à 9
https://www.harmoniamundi.com/thematique/bach-lintegrale-de-clavier-benjamin-alard_110_fr
Benjamin Alard + ensemble de sa discographie Harmonia Mundi
www.benjaminalard.net
www.harmoniamundi.com/artistes/benjamin-alard/
Portraits de Benjamin Alard : © Bernard Martinez
Photo du clavicorde Johann Adolf Hass : © Musée instrumental de Provins