SORTIES CD

Par Michel Roubinet

Petite chronique versaillaise…

Nicolas de Grigny (1672-1703)

Michel Bouvard (1) et François Espinasse (2),
orgue Jean-Loup Boisseau et Bertrand Cattiaux (1995) de la chapelle royale du château de Versailles

Livre d’orgue (1699) :
Messe Cunctipotens genitor Deus (1)
Cinq Hymnes (2)

LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS / ALLEMAND – Texte de Jean Saint-Arroman
Durée : 1h 06′ 16″, 53′ 30″
Château de Versailles Spectacles CVS 133, 2025
Collection L’Âge d’or de l’orgue français, n°13

Dialogue à 2 tailles de cromorne et 2 dessus de cornet pour la communion (extrait de la Messe), Michel Bouvard

Château de Versailles Spectacles (CVS) ne laisse d’impressionner par des moyens de production et éditoriaux dont les résultats parlent d’eux-mêmes : cet album Grigny est le 133ème titre du label versaillais, créé en 2018 seulement, et le 13ème de la collection L’Âge d’or de l’orgue français, dont l’épicentre est l’orgue de tribune de la chapelle royale. Bien que chaque fois estampillé Grandes Orgues 1710, il s’agit d’un instrument neuf – ô combien magnifique, dans son buffet historique blanc et or – qui fête cette année ses trente ans : signé Jean-Loup Boisseau & Bertrand Cattiaux, il s’inspire du Robert Clicquot & Julien Tribuot érigé au-dessus du maître-autel de la vaste chapelle palatine, consacrée en 1710, ultime adjonction majeure du règne de Louis XIV. François Couperin fut le premier à jouer l’instrument d’origine, inauguré en 1711.

Survol historique des quatre instruments successifs et discographie

Relevé et modifié par Louis-Alexandre puis François-Henri Clicquot en 1736 et 1762, élagué durant la première moitié du XIXème siècle (mutations, pleins jeux), l’instrument fut reconstruit par Cavaillé-Coll, approché dès 1845, qui en fit un orgue de son temps, assez banal et de taille modeste (23/II+Péd.), avec console moderne tournant le dos au panneau orné du roi David qui protégeait la console historique, dont les quatre claviers anciens furent alors retirés. Il fut inauguré le 21 février 1873 par Camille Saint-Saëns et Charles-Marie Widor, mais aussi Henri Lambert (1825-1906), titulaire du Clicquot–Cavaillé-Coll de la cathédrale Saint-Louis de Versailles.

En 1933, à l’instigation de Norbert Dufourcq (Widor prônait une restauration du Cavaillé-Coll), la Commission des Orgues tout juste créée (1) envisage de grands travaux, l’idée étant plus ou moins de restituer le Clicquot. En réponse à l’appel d’offre lancé en 1934, Victor Gonzalez soumet l’année suivante un projet qui sera accepté en 1936. Le Cavaillé-Coll est tout d’abord démonté par Gonzalez et installé au petit séminaire de Châteaugiron (Ille-et-Vilaine) – il sera relevé trente ans plus tard, en 1966, par Hellmuth Wolff (facteur suisse installé au Québec), Pierre Chéron et Yves Sévère, puis transféré, à la fermeture du séminaire, en l’église Saint-Martin de Rennes, détruite par les bombardements américains de 1943 et reconstruite au mitan du siècle, église moderne où il se trouve toujours, avec des sommiers et quelques tuyaux de Clicquot. Victor Gonzalez et son fils Fernand (pour la mécanique), assistés de Rudolf von Beckerath (pour la tuyauterie), vont alors construire à Versailles un instrument neuf (seule la montre ancienne est conservée) fonctionnel dès 1938 mais jamais inauguré en raison de l’irruption de la guerre.

Sur cet orgue Gonzalez (36/IV+Péd.) relevé en 1951 puis 1973, Gaston Litaize réalise en 1955-1956 deux disques pour Ducretet-Thomson (2) : Noëls anciens et Les organistes du siècle de Louis XIV – la Suite du 2ème ton de Clérambault a été reprise sur le CD 5 du coffret Orgues et organistes français du XXème siècle (1900-1950), 5 CD EMI Classics, 2002. Puis Jean-Jacques Grunenwald, en 1961, enregistre pour Véga des extraits de la Messe et des Hymnes de Grigny (3) – avant de graver en 1968 l’intégrale du Livre à Poitiers, également pour Véga et avec plain-chant alterné. On peut aussi entendre l’instrument sous les doigts de Marie-Claire Alain jouant des extraits de la Suite du 2ème ton du Troisième Livre de Nivers (1966), repris sur le CD 1 du coffret Marie-Claire Alain – L’Orgue français, Warner Classics, 22 CD, 2014.

Démonté en 1989 par Georges Danion (Manufacture languedocienne de grandes orgues) et acquis en 2001 par la commune de Laroque-d’Olmes (Ariège) – il sera installé en 2005 en l’église du Saint-Sacrement et inauguré par Philippe Lefebvre (4) –, ce Gonzalez néoclassique céda donc à son tour la place au Clicquot-Tribuot restitué par Boisseau-Cattiaux, reconstruction complète tenant compte des modifications de 1736 et 1762.

Michel Chapuis fut le premier titulaire de cet orgue « réinventé » (notamment la disposition intérieure des plans sonores), inauguré en novembre 1995 – il l’enregistre en 1999 pour Plenum Vox, un DVD suit en 2003 (également à Souvigny) : Improvisations dans le style classique français. Démonté et nettoyé, opération rendue nécessaire par le nombre de visiteurs et la pollution, en particulier textile, que laisse chacun d’eux, l’orgue est relevé en 2010 par Bertrand Cattiaux et de nouveau inauguré, le 5 juin, soit le jour même du tricentenaire de la consécration de la chapelle. Michel Chapuis, qui au début de l’année a fêté ses quatre-vingts printemps, cède alors les quatre claviers de l’orgue à ses quatre successeurs, par quartier, comme sous l’Ancien Régime : Michel Bouvard, Frédéric Desenclos, François Espinasse et Jean-Baptiste Robin.

L’un des instruments classiques français parmi les plus enregistrés

Entre la reconstruction et le relevage, Marina Tchebourkina grave pour Natives le récital Du Roy-Soleil à la Révolution et les Noëls de Daquin (2004), une intégrale Marchand et les Messes de Couperin (2005). Peu après la passation de claviers, les quatre titulaires sont réunis sur un double CD : La Chapelle Royale du Château de Versailles – Deux Siècles d’Orgue (Alpha 950, 2011).

La collection CVS a depuis proposé des disques récitals – Ton Koopman (Grandes Orgues 1710), Gaétan Jarry (Noëls baroques à VersaillesLe Grand Jeu), Constance Taillard (Versailles Westminster), Quentin Guérillot (Noël sous l’Empire), Lucile Dollat (Tiroirs secrets) – et des programmes monographiques ou partagés : Bernard Foccroulle (Georg Muffat – Apparatus musico-organisticus), Nicolas Bucher (Vêpres de la Nativité – Lebègue et Nivers), Olivier Latry (François Couperin – les deux Messes).

Des actuels titulaires, Frédéric Desenclos est le premier à avoir joué l’instrument lors d’enregistrements consacrés à des œuvres vocales complétées de pièces d’orgue (Alpha, Virgin Classics / Veritas, Astrée). À ce jour, ni Michel Bouvard, ni François Espinasse n’avaient enregistré le Boisseau-Cattiaux. Dans le cadre et dès le début de la collection L’Âge d’or de l’orgue français, seul Jean-Baptiste Robin avait enregistré pour CVS, consacrant deux titres à Jean-François Dandrieu : Magnificat et Offertoires & Sonates en trio (Ensemble Il Caravaggio, dir. Camille Delaforge), parus respectivement en 2019 et 2021, suivis en 2023 d’un album d’inédits : Divins Mystères – Manuscrits de Berkeley et de Caumont (5).

Le Livre d’orgue de Grigny au disque

Pour Grigny, les versions de premier plan ne manquent pas, sur instruments historiques, anciens restructurés-modifiés, ou encore reconstruits « à l’identique », comme ici même. Trois intégrales pour Marie-Claire Alain (pionnière en 1955 avec les Hymnes à Saint-Merry, Paris, Discophiles Français) : Sarlat (1965, la plus ancienne intégrale disponible, sans plain-chant alterné, contrairement aux deux autres), La Chaise-Dieu, Poitiers ; deux pour André Isoir : Poitiers / Saint-Maximin, Saint-Michel-en-Thiérache ; une pour Michel Chapuis : Belfort (orgue prodigieusement polyvalent – c’est celui, à la même époque, de la première intégrale Jehan Alain de MCA). S’y ajoutent, entre autres, Pierre Bardon à Saint-Maximin, Sylvain Ciaravolo à Saint-Pierre-des-Chartreux (Toulouse), Odile Bailleux à Albi, Bernard Coudurier à Cintegabelle ou Olivier Vernet à Saint-Antoine-l’Abbaye, jusqu’aux versions récentes d’Olivier Houette à Poitiers (Triton, 2018) et Nicolas Bucher à La Chaise-Dieu (Hortus, 2020) – dont l’orgue n’était déjà plus celui touché par MCA en 1980, reconstruit en 1995 par Michel Garnier, lui-même relevé depuis (Atelier Cattiaux-Oliver Chevron, 2024). Ainsi va le monde de l’orgue, toujours en mouvement…

Nos deux musiciens n’en sont pas à leur coup d’essai s’agissant des classiques français, depuis leurs gravures pour Organa Viventia (Sony puis RCA Victor distribué par BMG) : Messes de Couperin avec alternance de plain-chant (Couvents à Cintegabelle, 1991, Paroisses à Saint-Maximin, 1992), pour Michel Bouvard ; pièces de Guilain et Marchand (Ottobeuren, 1991), de Clérambault, Dumage et Marchand (Saint-Pons-de-Thomières, 1995) pour François Espinasse.

Nicolas de Grigny par Michel Bouvard et François Espinasse à Versailles

L’orgue reconstruit de la chapelle de Versailles offre l’avantage d’une synthèse entre facture fin XVIIe siècle, d’une grandeur imposante mais tempérée – l’émerveillement harmonique des pages sur plein-jeu et pédale d’anches est prodigieux – et opulence XVIIIème. Avec par exemple une Trompette au Positif, pas si fréquente sur les orgues anciens, permettant de varier des pages comme les Récits de basse de trompette ou de cromorne. On relève aussi une tirasse Grand-Orgue, d’où la possibilité de doser la dynamique des parties de type « pédale de flûte » des pièces à cinq voix (ainsi dans la Fugue de A solis ortus), toutes au demeurant admirables.

Michel Bouvard et François Espinasse s’y montrent d’une faconde tenant en haleine l’auditeur sur l’ensemble du Livre. Des tempos globalement enlevés exaltent la palette de l’orgue français (équilibre achevé, à titre de simple exemple, des dialogues de grande et petite tierce), l’un et l’autre interprètes mettant en exergue tant la continuité de ces deux cycles que les contrastes internes de chaque groupe de pièces. On admire au passage l’art des maîtres-facteurs qui ont réussi, dans un buffet à un seul corps imposé par Robert de Cotte, successeur de Mansart, à obtenir une lumineuse hiérarchie des plans sonores, explicite dans les Dialogues sur les grands jeux avec échos (Agnus de la Messe, pièce terminale de l’Ave maris stella). L’équilibre est de part en part tenu entre un flux spontané (savamment travaillé !) et une inégalité expressive variée, l’ornementation se caractérisant chez Michel Bouvard par une souplesse pleine d’allant, chez François Espinasse par une acuité rythmique des plus sensibles en début d’incises. Un Grigny de haute tenue pour un plaisir des sens magnifié par l’acoustique et la qualité de la prise de son. Royal, tout simplement.

(1) La conservation de l’orgue historique français
https://lplet.org/textes/jmm_01.htm

(2) Discographie de Gaston Litaize
https://www.gastonlitaize.com/disques-réalisés-par-gaston-litaize-gaston-litaize-s-discography

(3) Jean-Jacques Grunenwald joue Grigny à l’orgue de la chapelle du château de Versailles
https://www.qobuz.com/lu-fr/album/de-grigny-livre-dorgue-extraits-a-lorgue-de-la-chapelle-royale-de-versailles-jean-jacques-grunenwald/3614590623340

(4) Orgue Gonzalez de 1938 installé à Laroque-d’Olmes
https://inventaire-des-orgues.fr/detail/orgue-laroque-dolmes-eglise-du-saint-sacrement-fr-09157-l_olm-stsacr1-x

(5) Jean-Baptiste Robin – Divins mystères
https://www.jbrobin.com/?q=discographie-en-savoir-plus&id=26&langue=FR

Nicolas de Grigny à Versailles
https://www.live-operaversailles.fr/accueil/messe-hymnes-

Livret du double CD
https://www.chateauversailles-spectacles.fr//app/uploads/sites/2/2025/01/133-Messe-Hymnes-De-Grigny-Livret-CD-121x118mm_compressed.pdf

Teaser sur YouTube

Le grand orgue de la chapelle royale de Versailles (avec vidéos)
https://www.chateauversailles.fr/actualites/vie-domaine/grand-orgue-chapelle-royale#episode-3-rencontre-avec-le-directeur-des-theatres

Discographie des orgues successifs de la chapelle du château de Versailles – Base discographique d’Alain Cartayrade sur le site France Orgue
https://www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.fra.rch&org=&tit=&oeu=&ins=Versailles+chapelle+du+ch%E2teau&cdo=1&dvo=1&vno=1&edi=&nrow=10&cmd=Retour

Catalogue du label Château de Versailles Spectacles