SORTIES CD

Par Michel Roubinet

Jean-Charles Ablitzer

Musique d’orgue en Bourgogne, Franche-Comté, du baroque au préromantisme, et dans l’Espagne des Habsbourg

Œuvres de Claude Balbastre, Antonio et Hernando de Cabezón, Antonio Martin y Coll, Gaspar Sanz, Jacques Louis Battmann

Orgue Verschneider (1854) de Saint-Laurent d’Ornans (Doubs)

LIVRET FRANÇAIS
Durée : 1h 8′
L’entretien des Muses VOC 10754, 2024

Produit par L’entretien des Muses – réminiscence du clavecin de Rameau et, à sa suite, des Chroniques de poésie de Philippe Jaccottet –, association des arts du spectacle vivant sise à Ornans, ville natale du peintre Gustave Courbet, ce portrait d’instrument entre classicisme et romantisme réserve d’étonnantes surprises. Où l’on passe pour ainsi dire du local au quasi-universel, de façon inattendue mais convaincante sur le plan instrumental, et naturellement musical. Il est vrai que cette terre d’Empire était aux confins de la France et du Saint Empire, Flandres et Espagne comprises. Titulaire de la merveille elle-même très polyvalente de Saint-Christophe de Belfort, Jean-Charles Ablitzer convie à un voyage dans le temps et l’espace qui, proposé sous forme d’écoute en aveugle, en confondrait plus d’un…

De Balbastre : Manuscrit de 1749…

Si le baroque allemand y tient une place de premier plan (intégrale Buxtehude, Bach à Aubusson ou Goslar…), sa discographie fait aussi une place de choix aux classiques français : Couperin, Dandrieu, Titelouze, Dumage, Noëls. Ce Balbastre hors Noëls y apparaît pour la première fois : les emprunts au Manuscrit « de Dijon » ou « de Versailles » (1), où il a été retrouvé, œuvre d’un Balbastre de vingt-cinq ans rarement enregistrée – Bruno Beaufils en a gravé quelques pages à Bourges (Disques Prestant DPBB001, 1997) – rendent ici audible le décalage esthétique qui se fait alors jour dans l’orgue français, l’esprit d’un Grigny relevant déjà d’un autre temps. Ce que traduit superbement le Verschneider d’Ornans (2), qui a tout ce qu’il faut pour colorer ce répertoire tout en sonnant autrement qu’un orgue purement classique. On touche ici du doigt, ou de l’oreille, le passage du temps, le basculement du goût. Un Magnificat complète cette évocation du mitan du XVIIIe siècle en France – Jean-Luc Perrot a consacré à ce recueil de 1750 un CD à la Chaise-Dieu (Association Marin Carouge, 2023), cependant que Lucile Dollat (Tiroirs secrets, Château de Versailles Spectacles) a gravé le Concerto en  majeur du Livre de 1749, le premier jamais écrit en France, déjà proposé par Bruno Beaufils : unique écho des fameux Concertos perdus qui feront la gloire de Balbastre au Concert spirituel.

…à l’orgue ibérique

Le baroque espagnol occupe une place elle aussi essentielle : de Sebastián Aguilera de Heredia et Pablo Bruna sur des orgues historiques d’Espagne à l’accomplissement d’un rêve : créer à Grandvillars (3), sa ville natale, un orgue espagnol très original, inspiré d’instruments du XVIe siècle et jusque vers 1610, entre Renaissance et baroque : Jean-Charles Ablitzer y a enregistré Siglo de Oro, double CD Musique et Mémoire. Plus encore que pour Balbastre, musique française sur un orgue français, même tardif en regard de la musique, les pages espagnoles étonnent et séduisent par la justesse de l’univers suggéré. Anches et cornets y sonnent plus vrais que nature. Cabezón père et fils s’y répondent : célèbre Pavana con su glosa du premier et hommage filial du second : Dulce memoriae. Des pages souvent anonymes réunies par Antonio Martin y Coll sont proposées Folias et Españoleta, archétypes du clavier espagnol sur thèmes populaires. Il en va de même des Canarios de Gaspar Sanz, de sa fameuse Instrucción de música sobre la guitarra española y métodos de sus primeros rudimentos hasta tañer con destreza (trois Livres, 1674-1697), où l’on trouve aussi plusieurs Folias et Españoletas. On sait la double et fréquente destination des livres de musique espagnols du XVIIe, pour clavier et/ou vihuela (entre luth et guitare), légitimant l’adaptation d’une page pour guitare – rendue célèbre par Narciso Yepes. Le regretté Liuwe Tamminga avait gravé pour Accent en 2007 différents Canarios, danse populaire typique de l’archipel, sur plusieurs orgues historiques des Îles Canaries, dont celui de Sanz sur un délicieux orgue-coffre.

Ce portrait insolite mais musicalement cohérent se referme avec Jacques Louis Battmann, originaire d’Alsace, lointain prédécesseur de Jean-Charles Ablitzer à Saint-Christophe de Belfort avant d’être en poste à Vesoul : pages de musique liturgique bien dans l’air du temps, mélodie, romance et opéra étant passés par là, comme dans nombre de pays européens à la même époque. On songe à Lefébure Wely, à Giovanni Morandi ou au Padre Davide da Bergamo, même si invention, fantaisie et mouvement sont ici plus comptés. Tout à coup le Verschneider sonne conformément à sa date de construction, avec des fonds lumineux et charpentés, l’équilibre sonore projetant bel et bien l’auditeur en plein XIXe siècle. Alliant charme et diversité, un récital d’une grande et belle adéquation musicale, joli tour de force pour l’instrument et qui le touche, magnifiquement.

(1Livre Contenant des Pièces de different Genre d’Orgue Et de Clavecin PAR Le S.r Balbastre Organiste de la Cathedralle de Dijon (1749), numérisation du manuscrit + mise en forme moderne :
https://imslp.org/wiki/Livre_contenant_des_pièces_de_différent_genre_(Balbastre,_Claude-Bénigne)

(2) L’Orgue historique Verschneider d’Ornans
https://inventaire-des-orgues.fr/detail/orgue-ornans-eglise-saint-laurent-fr-25434-ornan-stlaur1-x

Orgue Verschneider de 1854

(3) L’Orgue espagnol de Grandvillars
https://www.concertclassic.com/article/inauguration-de-lorgue-espagnol-de-grandvillars-par-jean-charles-ablitzer-le-faiseur-dorgues

Jean-Charles Ablitzer
https://jeancharlesablitzer.fr/index.html
https://musetmemoire.com/ablitzer/

Église Saint-Laurent d’Ornans, Doubs
https://www.patrimoine-histoire.fr/P_FrancheComte/Ornans/Ornans-Saint-Laurent.htm

L’entretien des Muses : 13, rue des Martinets – 25290 Ornans