Petite chronique illustrée sur l’orgue de cinéma…

Orgue Christie (1931) et grand orchestre du Gaumont-Palace, Paris
Georges Tzipine, violon solo et direction
Georges Ghestem, orgue

Œuvres d’Oscar Straus (d’après Johann Strauss père & fils), Guy Lafarge, Nicolas Rimski-Korsakov, Franz Schubert, Eric Coates, Robert Planquette, Frédéric Chopin, Jacques Offenbach, Paul Misraki, Joëguy [Joé Guy], Maurice Ravel, Edvard Grieg, Franz von Vecsey, George Gershwin
LIVRET FRANÇAIS
Durée : 1h 03′ 18″Hortus 160, 2020
L’orgue Christie du Gaumont-Palace
Les Journées du Patrimoine 2025 ont redonné l’occasion d’entendre au Pavillon Baltard de Nogent-sur-Marne, le 20 septembre, l’ancien orgue du Gaumont-Palace. Jusqu’à laisser le public, monté par petits groupes, jeter un œil émerveillé sur l’agencement intérieur, soit deux vastes chambres contiguës dotées de larges jalousies expressives. Construit en 1931 pour la salle de cinéma alors la plus vaste d’Europe (jusqu’à 6000 places dans sa configuration maximale), il demeura en service jusqu’à la fermeture de ce lieu de légende, en 1972. Disposé sur toute la largeur du plateau à vingt-cinq mètres au-dessus de la scène et doté d’une console somptueuse surgissant de la fosse pour les prestations solistes, il est signé Christie, branche Theatre organs de William Hill & Son – Norman & Beard Ltd. (Norwich, Norfolk), deux manufactures anglaises « traditionnelles » et de renom qui avaient fusionné en 1916. Bien que doté de l’entière palette sonore de l’époque du muet, il n’était pas destiné à accompagner les films, le cinéma étant déjà parlant, mais à assurer, avec le grand orchestre du Gaumont-Palace, l’animation musicale pendant les entractes et entre les multiples et longues séances quotidiennes.
Le Gaumont-Palace (à la jonction des rues Caulaincourt et Forest et du boulevard de Clichy, 18ème arrondissement) fut détruit en 1973 et personne de s’émut du sort qui attendait le Christie, même parmi les gens de cinéma. Personne sauf Alain Villain, producteur de courts métrages, qui fit démonter à ses frais l’instrument, aidé du facteur d’orgues Jacques Probst, et organisa son stockage (aux Archives du film, à Bois-d’Arcy, selon le journal Le Monde annonçant le 9 septembre 1989 la disparition de Tommy Desserre). Ne pouvant être ainsi conservé indéfiniment, il fut mis en vente en 1976 et faillit partir pour les États-Unis. Un classement in extremis au titre des monuments historiques (officiellement confirmé le 28 mars 1977) empêcha qu’il ne quitte le territoire. Il fut acheté aux enchères pour la somme de 200 000 francs par la commune de Nogent-sur-Marne et son maire Roland Nungesser, qui dans le cadre d’un projet de « Conservatoire du patrimoine parisien » (1) avaient acquis le Pavillon n°8 (fruits et légumes ou œufs et volaille, la question semble diviser !) des Halles centrales érigées au cœur de Paris en 1852-1872 par Victor Baltard – qui dessina aussi le buffet du grand orgue de Saint-Eustache, l’« église des Halles » –, Pavillon n°8 un temps convoité par la Ville de Nancy, à l’instigation du Nancéien Jack Lang.
Caractéristique des orgues de théâtre et de cinéma, le système unit organ permet de démultiplier les jeux à partir d’une même série de tuyaux : les quatorze jeux d’origine de l’orgue du Gaumont-Palace, avec octaves grave et aiguë réelles pour un total de 1500 tuyaux, se traduisent à la console par quelque 140 jeux sur quatre claviers et pédale. Cet univers instrumental alors inconnu chez nous, Tommy Desserre l’avait découvert à New York dès 1928. Les sonorités traditionnelles de cette facture sont, côté jeux de fonds, le Diapason, le Tibia ou les Strings (avec l’indispensable trémolo), côté anches les Hautbois, Trompette, Saxophone, Voix humaine, Trombone ou Clarinette – batterie complétée en 1991 par un Post horn offert par Bernard Dargassies. Parmi les accessoires de bruitage : sirène, klaxons de voiture et de camion, sifflets de bateau, de police et de train, bruits de la mer (avec les boîtes expressives), cloche de pompier, aéroplane, oiseaux, sonnerie de téléphone, vaisselle cassée (ce jeu serait le seul conservé au monde)… S’y ajoutent des jeux de percussions tonales : Glockenspiel, Marimba, Xylophone, Vibraphone, Célesta, et non tonales : Grosse caisse, Cymbale, Caisse claire, Triangle, Wood-block, Tambourin, Tom-tom (Tom-drum, volé il y a une dizaine d’années), Castagnettes, Grelots…
Du Gaumont-Palace au Pavillon Baltard
L’orgue Christie fut remonté en tribune au Pavillon Baltard (2), inauguré à Nogent en 1980, par les Établissements Gonzalez, nullement connaisseurs de cette facture très spécifique. Bernard Dargassies devait par la suite corriger maintes erreurs, jusqu’à redonner tout son lustre à cet instrument unique – les autres grands orgues de cinéma parisiens (Olympia, Paramount…) ayant tous disparu (3). Si une maintenance est assurée, le Christie n’a connu aucune intervention majeure depuis 1980 et mériterait un grand relevage qui, hélas !, ne semble pas à l’ordre du jour. Selon Éric Cordé, il sonne à 60% de ses possibilités. Force est toutefois de dire, peut-être parce que les pressions d’origine ont été conservées (pour un volume désormais infiniment plus modeste), que la magie du Christie continue d’opérer, ainsi que les démonstrations par Éric Cordé mais aussi Marc Pinardel – qui improvisa avec faconde sur The Scarecrow (L’épouvantail, 1920), petit bijou muet de Buster Keaton – le prouvèrent en beauté.
Pour conserver une trace du Christie, Alain Villain, présent à Nogent le 20 septembre pour conter l’épopée du sauvetage, réalisa en mai 1972 un documentaire : Un quart d’heure d’entracte. Projeté en complément de la présentation-démonstration de l’instrument par Éric Cordé, on put y voir et entendre Tommy Desserre (1907-1989) expliquer l’instrument et le métier d’organiste de cinéma. Élève de Dupré et un temps organiste de chœur au Sacré-Cœur de Montmartre, il fut l’un des premiers à jouer le Christie avant-guerre, puis de 1948 à 1962 – Gilbert Leroy (1930-2016) fut le dernier titulaire au Gaumont. Cette même année 1972, Alain Villain, créateur de Stil Discothèque, publiait un disque de Tommy Desserre revenu au Gaumont peu avant le démontage du Christie afin d’en laisser une ultime trace sonore. Où l’on relève, à la direction artistique, le nom de Jean Boyer ! (qui, l’année précédente, avait lui-même publié chez Stil son mythique album de Gimont, jamais réédité en CD, malheureusement). Intitulé 30 ans d’orgue au Gaumont-Palace, le LP de Tommy Desserre eut la chance d’être repris en CD en 1998 (présenté en avant-première lors de l’inauguration du Forum des Orgues de l’Ariam – Île-de-France) sous le titre Une nuit au Gaumont-Palace – Tommy Desserre à l’orgue de cinéma. Si ces deux formats sont épuisés (on en trouve d’occasion), on peut toutefois admirer, en ligne, le Christie joué par Tommy Desserre non pas à la fin de sa vie au Gaumont, sans doute déjà fragilisé bien que toujours d’un charme fou, mais dans toute sa fraîcheur, son titulaire ayant gravé dans les années 1950 quelques disques pour Odéon (4).


Rendez-vous au Gaumont-Palace
Par bonheur, d’autres gravures Odéon – de 1939 – ont été patiemment collectées par Éric Cordé, les Journées du Patrimoine autorisant un coup de projecteur sur ce CD Hortus, le seul actuellement disponible qui fasse entendre le Christie. Celui-ci, aujourd’hui presque centenaire, y est entendu dans sa prime jeunesse et dans des conditions remarquables : ces vieilles cires ont été très musicalement restaurées par François Terrazzoni, que l’on avait déjà vu à l’œuvre pour le coffret EMI France de 5 CD consacré en 2002 aux Orgues et organistes français du XXe siècle (1900-1950), mine que Warner serait bien inspiré de rééditer… S’y partagent l’affiche Georges Ghestem (1903-1978), titulaire d’alors du Christie, et le grand orchestre du Gaumont-Palace dirigé par Georges Tzipine (1907-1987), violoniste virtuose et chef réputé pour son implication en faveur du Groupe des Six (on se souvient du passionnant double CD EMI, 2005, intitulé Les Rarissimes d’Arthur Honegger, dirigé par Tzipine).
Musique « légère », pour l’essentiel de ce programme, mais d’une insigne qualité sur le plan des arrangements et de l’interprétation, inventive, vivifiante, véritable bain de jouvence. Virtuose et d’une formidable souplesse et fiabilité, l’orchestre disposait de solistes de première force. Le charme à l’état pur, sans concession sur l’excellence et l’acuité de la restitution instrumentale et musicale. Pour témoin l’étonnant et impeccable digest du Boléro de Ravel (par la force des choses écourté, compte tenu de la durée des 78 tours d’alors, même mis bout à bout), lequel Ravel, dans son orchestration au scalpel, n’aurait pu imaginer ce que l’orgue de cinéma était à même de lui apporter ! De même la Fantaisie sur des thèmes de Schubert ou Rhapsody in Blue de Gershwin, ces versions écourtées ou librement agencées de partitions célèbres réussissant de façon étonnante à préserver un bel équilibre.
L’orgue « concertant » se glisse dans nombre d’arrangements, signés Ghestem et/ou Tzipine, ou se fait partenaire chambriste, portant avec inventivité et beaucoup de chic des pages comme Dans mon cœur de Misraki, au parfum très Europe centrale, ou Le Carillonneur de Bruges de Joé Guy (Cloches-tubes et Glockenspiel du Christie), sur des paroles de Robert Malleron à l’époque chantées par Lina Margy, dialoguant à ravir avec l’archet volubile et poétique de Tzipine soliste. Toute une époque revit à travers ces pages ayant conservé une incroyable fraîcheur et un vif pouvoir de séduction.
(1) Le Pavillon Baltard de Nogent-sur-Marne
https://www.pavillonbaltard.fr/histoire/
(3) Jean-Jacques Meusy : Lorsque l’orgue s’invita au cinéma
https://orguesdeparis.fr/index_htm_files/1895-219.pdf
(4) Tommy Desserre à l’orgue Christie du Gaumont Palace, disques Odéon
https://www.youtube.com/watch?v=uk8dv71rDRk
Rendez-vous au Gaumont-Palace – Hortus 160
https://www.editionshortus.com/catalogue_fiche.php?prod_id=262
Photos de l’ancien orgue Christie du Gaumont-Palace prises le 20 septembre au Pavillon Baltard de Nogent-sur-Marne, avec Éric Cordé à la console :















