SORTIES CD

Par Michel Roubinet

Vincent Dubois

Eternal Notre-Dame

Orgue F. Thierry (1733) – F.-H. Clicquot (1788) – A. Cavaillé-Coll (1868) – J. Hermann-R. Boisseau (1959-1963-1966-1975) – J.-L. Boisseau-Cattiaux-Giroud-Émeriau & Synaptel (1992) – B. Cattiaux-P. Quoirin (2011-2014) – atelier Orgues Quoirin-M.L.G.O [Manufacture languedocienne de grandes orgues]-atelier Olivier Chevron [ancien atelier B. Cattiaux] (2024), de Notre-Dame de Paris

LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS / ALLEMAND
Durée : 1h 24′ 06″
Warner Classics 5021732818843, 2025

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Toccata et fugue en  mineur BWV 565
Choral « Wachet auf, ruft uns die Stimme » BWV 645
Sinfonia de la Cantate Wir danken dir, Gott, wir danken dir BWV 29 – transcription Marcel Dupré
Charles-Marie Widor (1844-1937) 
Toccata de la Cinquième Symphonie op. 42 n°1
César Franck (1822-1890)
Prélude, fugue et variation op.18 / FWV 30 
Louis Vierne (1870-1937)
Carillon de Westminster op. 54 n°6 (de la Troisième Suite des Pièces de fantaisie)
Naïades op. 55 n°4 (de la Quatrième Suite des Pièces de fantaisie)
Serge Rachmaninov (1873-1943)
Prélude en ut dièse mineur op. 3 n°2 (des Morceaux de Fantaisie) – transcription Louis Vierne
Nicolas Rimski-Korsakov (1844-1908)
Le vol du bourdon (interlude orchestral de l’opéra Le Conte du tsar Saltan) – transcription Léonce de Saint-Martin
Maurice Ravel (1875-1937)
RigaudonMenuet et Toccata (n°4, 5 & 6) du Tombeau de Couperin – transcription Vincent Dubois
Pierre Cochereau (1924-1984) 
Boléro sur un thème de Charles Racquet pour orgue et percussion – reconstitution Jean-Marc Cochereau
Gilles Rancitelli, percussion
Claude Balbastre (1724-1799) 
Marche des Marseillois et l’Air Ça-ira

Le 21 janvier 2025, quelques semaines après la réouverture de la cathédrale ressuscitée et les concerts inauguraux de la Maîtrise Notre-Dame de Paris, Vincent Dubois eut l’honneur d’être le premier des quatre titulaires du grand orgue à offrir un récital, somptueux (1). Il est de même le premier à enregistrer l’instrument restauré, gravure non moins somptueuse et d’autant plus appréciable que le musicien se fait rare au disque. Rappelons, entre autres, le projet Hymnes (Aeolus, 2015), où il interprète le Verbum supernum de Grigny et Évocation IV de Thierry Escaich (qui lui est dédiée), deux parutions de 2006 : Vierne et Dupré à Saint-Étienne de Caen, Radio France, Collection Tempéraments, et un récital à Saint-Sulpice (avec improvisation), JAV Records (malheureusement presque impossible à faire venir des États-Unis), ou encore un grand programme Liszt (Ad nosBACHWeinen, Klagen…) à la diffusion plus confidentielle (CD Vox Coelestis, 2002).

Le Tombeau de Couperin, M. 68: VI. Toccata (Arr. pour orgue de V. Dubois)

Que l’accroche marketing du titre en anglais, Eternal Notre-Dame, n’induise pas en erreur. Warner Classics vise, à juste titre, une diffusion bien au-delà de nos frontières, l’intérêt passionnel pour Notre-Dame observé dans le monde entier laissant présager un succès musicalement mérité. Pour une telle parution, un programme « grand public » sans doute s’imposait, avec le risque que la carte de visite consensuelle s’en tienne à une vitrine boostée au spectacular. Rien de tel ici, fort heureusement, ce programme se révélant aussi superbement pensé qu’interprété, à l’hommage rendu aux prédécesseurs des titulaires actuels s’ajoutant spontanément Bach, en tout lieu chez lui.

La Toccata et fugue en  mineur plante avec éloquence le décor : les suspensions initiales permettent en un éclair de mesurer le défi que représentent l’acoustique et l’intimidante réverbération du vaisseau. Compliments à Fabrice Planchat qui signe une formidable prise de son, au point d’équilibre optimal entre perception globale et appréciation sans limites du moindre détail, tout le programme alternant avec souplesse et vivacité pages d’apparat et d’une poétique intimité. Magistralement restauré, l’orgue jusqu’alors en constant devenir de Notre-Dame semble avoir trouvé lui aussi son point d’équilibre, aussi lumineux que la nef dans laquelle il projette désormais son immense et subtile palette, sans avoir, l’une et l’autre, perdu de leur mystère.

Bach y apparaît telle une réminiscence du récital gravé par Pierre Cochereau en 1959 pour la Guilde Internationale du Disque, avec Toccata et fugue en  mineur et Sinfonia BWV 29 (mais aussi Toccata de Widor) : on y entendait l’orgue de Vierne et Saint-Martin, avant les travaux de modernisation et d’agrandissement, instrument dont la « fragilité » rehaussait l’aura naturelle. Orgue joué pendant trente ans, plus ou moins en grande forme mais toujours aussi fascinant, par Cochereau, et jusqu’à la grande restauration de 1992. À noter que le bref survol historique du livret omet complètement les travaux menés sous le titulariat de Cochereau, qui pourtant modifièrent sensiblement la perception « moderne » de l’instrument. De cette « fragilité », toujours associée à l’impact grandiose du Cavaillé-Coll, plus aucune trace, naturellement, et l’on serait de mauvaise foi à vouloir le regretter. Ce n’est plus le même instrument (plus la même époque non plus), qui avec Cochereau n’était pas davantage resté le Cavaillé-Coll de 1868 (notamment relevé en 1932, sans que Vierne ait alors obtenu l’électrification des transmissions, apparemment problématiques) – tout en restant absolument l’orgue de Notre-Dame. Autrement, mais toujours dans cette même perspective acoustique si singulière. La magie d’un lieu.

À l’orgue « sombre » touché par Cochereau en 1959 et au jeu correspondant de l’interprète d’alors répond aujourd’hui, sous les doigts de Vincent Dubois, une approche stylistique par la force des choses nourrie de la réévaluation du répertoire ancien et de la connaissance approfondie des différentes esthétiques instrumentales. Si le BWV 29 est toujours dans la version Dupré – qui fut longtemps le suppléant de Vierne –, il s’est allégé et démultiplie ici son inépuisable « motricité » d’ouverture de cantate, cependant que Wachet auf offre une première page de contraste, ductile et chantante, une trompette presque mélancolique entonnant la confiante mélodie.

Widor et Franck participèrent à l’inauguration de mars 1868 (achevé fin 1867, l’orgue aurait retenti à Noël en guise de postlude à l’Exposition Universelle). La Toccata du premier permet d’évaluer la différence entre un pur Cavaillé-Coll et un grand orgue contemporain avant tout polyvalent, et avec quel éclat ! Le triptyque du second, auquel Vincent Dubois confère tant de poésie et d’élégance : pur moment de grâce, n’en permet pas moins d’apprécier des jeux de détail de Cavaillé-Coll, authentique ressourcement. Vierne introduit un même contraste, à un fantastique Carillon de Westminster répondant d’envoûtantes Naïades – comme une Étude de Chopin pour des doigts inspirés. Si Vincent Dubois arbore en toute circonstance une impressionnante perfection instrumentale, ce n’est pas au sens d’une exactitude glacée ou figée, le flux certes toujours hautement maîtrisé étant sous-tendu d’une intensité et d’une pulsation musicales qui séduisent tout au long de ce récital de très haute tenue.

Une place de choix, dans cet album des plus généreux, est faite à la transcription. Célèbre Prélude de Rachmaninov restitué par Vierne (impressionnant sommet d’intensité brillamment amené – on relève tout au long de ce récital une remarquable progressivité, sans cesse diversifiée, des crescendo et decrescendo), où l’orgue actuel de Notre-Dame montre qu’il n’a rien perdu de sa gravité, mais aussi un époustouflant Vol du bourdon version Léonce de Saint-Martin, homme et musicien intègre, grand interprète et transcripteur dont un livre récent et passionnant contribue à restituer une image enfin plus juste (2) – les mutations (dont la vaste palette, aujourd’hui augmentée, était déjà l’une des fiertés de Cavaillé-Coll à Notre-Dame) y restituent à merveille et avec esprit le bourdonnement du nectarivore…

L’année Ravel est aussi l’occasion pour Vincent Dubois de s’insérer dans cette lignée de transcripteurs avec, idéalement acclimatés à l’orgue, trois extraits du Tombeau de Couperin (Jean-Baptiste Robin promène également à travers le vaste monde sa propre version du cycle). Pierre Cochereau ne pouvait manquer à l’appel, ici via le célèbre Boléro improvisé le 14 mai 1973, capté et publié par Philips (et par la suite Solstice) et finalement restitué par son fils Jean-Marc. Cochereau le rejouera en concert à Notre-Dame (pestant contre sa difficulté !) le 29 mai 1974, version reprise dans le coffret Solstice (19 CD + 1 DVD, 2020) Cochereau – Raretés et Inédits, hélas ! déjà épuisé (3) – mais d’autres aussi depuis, ainsi Yves Castagnet à Notre-Dame. D’une inexorable et fascinante progression, la version sans faille de Vincent Dubois et Gilles Rancitelli renouvelle l’exploit jusqu’à la transe.

Cavaillé-Coll, comme à Saint-Sulpice, ayant pris soin de conserver à Notre-Dame quantité de jeux de Clicquot, par respect autant que par « économie », ce récital se referme sur une évocation de la palette classique des anches et cornets. Hommage ô combien sonore à un plus lointain prédécesseur, Balbastre, dont on sait que la Marche des Marseillois couronnée d’un enthousiasmant Ça ira sauva bien des instruments de la tourmente révolutionnaire.

(1https://www.concertclassic.com/article/vincent-dubois-ouvre-la-saison-dorgue-notre-dame-de-paris-somptueuse-inauguration-compte

(2Une histoire de tribune : de Louis Vierne à Pierre Cochereau, Léonce de Saint-Martin (1886-1954), par Marie-Christine Steinmetz
https://orgues-nouvelles.org/une-histoire-de-tribune-de-louis-vierne-a-pierre-cochereau-leonce-de-saint-martin-1886-1954-par-marie-christine-steinmetz/

(3Cochereau – Raretés et Inédits
https://www.concertclassic.com/article/le-disque-de-la-semaine-pierre-cochereau-notre-dame-et-hors-les-murs-19-cd-1-dvd-solstice

Vincent Dubois – Eternal Notre-Dame – Warner Classics
https://www.warnerclassics.com/fr/release/eternal-notre-dame

Site de Vincent Dubois
https://www.vincent-dubois.com

Histoire du grand orgue de Notre-Dame de Paris
https://notre-dame-de-paris.culture.gouv.fr/fr/le-grand-orgue

Restauration (2019-2024) du grand orgue de Notre-Dame de Paris
https://atelier-quoirin.com/portfolio/paris-cathedrale-notre-dame-3/

Musique et orgues à Notre-Dame de Paris
https://www.notredamedeparis.fr/comprendre/musique/

Auditions d’orgue du dimanche à 16 heures
https://musique-sacree-notredamedeparis.fr/categorie/auditions-dorgue-2025-2026

Notre-Dame de Paris – Saison musicale 2025-2026
Concerts du mardi soir – dont un, voire deux récitals d’orgue chaque mois (sauf en février et en mai)
https://musique-sacree-notredamedeparis.fr/categorie/concert/25-26/?mm=9

Photos de Vincent Dubois :
Livret : Julio Piatti
Au format vertical : Klara Beck