SORTIES CD

Par Michel Roubinet

10ème Concours international d’orgue Hermann Schroeder – Trèves 2024

Hermann Schroeder (1904-1984) : Partita „Veni creator spiritus” :
Toccata – Ostinato – Bizinium – Arioso – Fantasia-Ricercare *

Maurice Duruflé (1902-1986) : Choral varié sur le thème du « Veni Creator » *
Richard Wagner (1813-1883 : Ouvertüre „Die Meistersinger von Nürnberg“ *
Hermann Schroeder : Choralfantasie „O heiligste Dreifaltigkeit” : Allegro – Andante – Allegro **
Louis Vierne (1870-1937) : Impromptu op. 54 n°2, Toccata et Sicilienne op. 53 n°6 et 2 **
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Prélude et fugue en ré majeur BWV 532 ***
Hermann Schroeder : Partita „Veni creator spiritus” ***

LIVRET ALLEMAND
Durée : 1h 16′ 04″
10. Internationaler Orgelwettbewerb um den Hermann-Schroeder-Preis – 2024

Manuel Pschorn *, Giacomo Gabusi **, Luise Künzl ***, orgue Eule (2014) de la basilique de Constantin (Evangelische Kirche zum Erlöser – église évangélique du Rédempteur), Trèves (Rhénanie-Palatinat)

Compositeur de musique sacrée faisant une place particulière à l’orgue, auteur d’un riche corpus de musique d’orchestre, concertante, vocale, de chambre (y compris avec orgue) et d’un unique opéra (Hero und Leander, 1944-1950, d’après le dramaturge autrichien Franz Grillparzer), chef d’orchestre et organiste réputé, Hermann Schroeder, peu connu en France (mais l’est-il vraiment en Allemagne ?), fut aussi un professeur de renom à la Musikhochschule de Cologne, où lui-même avait étudié, et maître de conférences aux universités de Bonn et de Cologne – Karlheinz Stockhausen fut au nombre de ses élèves… Schroeder demeure fidèle à un néoclassicisme personnalisé s’inscrivant dans les formes traditionnelles, sans se départir d’une « objective » modernité, longtemps minorée mais désormais réappréciée (on le place volontiers dans la mouvance d’un Hindemith). Développements structurés et d’une concision dynamique qui en renforce l’impact, élaboration savamment ordonnée et tenue sans faille de l’écriture sont des constantes de sa musique. Un site en allemand est dédié au musicien et à son œuvre, assorti d’une discographie permettant de la découvrir, dont chaque année, depuis la 4ème édition, le CD du Concours de Trèves – un onglet (Orgelwettbewerb) renvoie également vers ce Concours (1).

Le « Concours international d’orgue de Trèves pour le Prix Hermann Schroeder », qui a lieu tous les trois ans, rappelle que le musicien fut jusqu’à la Seconde Guerre mondiale organiste de la cathédrale (sérieusement endommagée par les bombardements), puis de St. Paulin. Pour l’édition 2024, dixième du nom, dix-neuf musiciens de sept pays se sont portés candidats. Les Variationen „Ave regina caelorum” de Schroeder, qui referment le cycle Die Marianischen Antiphone (1953), étaient parmi les pièces imposées de la première étape. Celle-ci consistait en l’envoi de vidéos, dont une partie est consultable sur YouTube, chaque candidat jouant sur un orgue de sa ville d’origine. Aux quatre meilleures d’entre elles fut décerné un Sonderpreis (Prix spécial) pour l’interprétation de l’œuvre de Schroeder : Dawon Lee (Séoul/Hambourg), Manuel Pschorn (Wiesbaden), Paula Schweinberger (Burghausen, Bavière), Risa Toho (Tokyo/Merzhausen, Bade-Wurtemberg). Chiara Perneker (Lübeck) a quant à elle reçu un Förderpreis (Prix d’encouragement).

Huit candidats furent retenus pour la deuxième épreuve, à l’orgue Klais (1962) de l’abbaye de Himmerod (région de l’Eifel, entre Moselle et Rhin) : une toccata du XVIIe siècle, une page de César Franck, une œuvre des XXe-XXIe siècles. La finale eut ensuite lieu à Trèves, le 21 septembre, à l’orgue Hermann Eule de la basilique de Constantin, une grande œuvre de Schroeder étant souhaitée. À Manuel Pschorn revint le Premier Prix, à Giacomo Gabusi (Bologne/Mayence) le Deuxième Prix et le Prix du Public, à Luise Künzl (Ingolstadt, Bavière) le Troisième Prix. 

Ce CD fait entendre les trois lauréats captés en concert lors de la finale du Concours. Hormis les CD du Concours, que l’on peut commander sur le site Hermann Schroeder, l’occasion est rare d’entendre au disque cet instrument monumental dont le titulaire et Kirchenmusikdirektor Martin Bambauer fait la présentation, pour les germanophones, sur YouTube (2) – il l’a aussi enregistré pour Motette, de même qu’il a enregistré pour ifo l’autre orgue de la basilique, un Schuke de 1962, néobaroque, logé dans une vaste niche du mur est, à droite du sanctuaire. David Briggs a lui aussi enregistré l’orgue Eule pour le label Analekta (Montréal, Québec), proposant avec le baryton David John Pike un programme original dans sa mise en œuvre/transcription : Lieder eines fahrenden GesellenKindertotenlieder et Rückert-Lieder de Gustav Mahler.

Construit en 2014 par la firme Eule de Bautzen (à l’est de Dresde, en Saxe), répartis dans trois buffets de dix mètres de hauteur et d’un poids total de quelque cinquante tonnes, doté de 87 jeux sur quatre claviers (deux consoles), l’instrument sonne dans une acoustique phénoménale… de hall de gare, au demeurant grandiose !, et sans distorsion. Cette basilique « civile », aula des IIIe-IVe siècles faisant partie du palais impérial de la grande cité romaine qu’était Trèves, adossée au palais classique des princes-électeurs et depuis 1856 église protestante, totalement incendiée en 1944, a été reconstruite de la manière la plus sobre qui soit : un immense volume unique de 67 mètres de long, 27 de large, 33 de haut. Y faire sonner un grand orgue symphonique autorisant une intelligibilité optimale relevait du défi pour le facteur d’orgues, de même par la suite pour les interprètes, jusqu’au vertige – y parvenir doit toutefois procurer des sensations extraordinaires, comme on peut en juger ici même.

Dotés de deux types de Récit expressif, l’orgue Eule revendique une triple esthétique : Hauptwerk (I), Schwellwerk (expressif, II) et Pédale épousent l’esthétique romantique allemande d’un Friedrich Ladegast (1818-1905) ; le Récit (III) est de pure inspiration Cavaillé-Coll ; le plan dit Orchestral (IV) évoque l’orgue anglais des années 1920. Une « division flottante » y ajoute des jeux à forte pression : Principalis romanus, Konstantinflöte, Tuba imperialis.

Chaque lauréat ayant son propre programme, on ne peut réellement comparer que l’œuvre de Schroeder choisie tant par Manuel Pschorn que Luise Künzl. Dans un tel volume, par-delà le tempo et l’articulation, les registrations et leur dynamique revêtent une importance vitale pour la compréhension du texte. Manuel Pschorn registre de manière plus choisie, d’autant plus fluide et efficace (mais la douceur extrême de certaines variations de son Duruflé se perd un peu dans l’immensité du lieu), quand Luise Künzl affirme une prédilection pour les mélanges riches en mutations – plus de matière harmonique, moins de clarté projetée, tout cela demeurant très relatif compte tenu du niveau brillantissime des candidats. L’Italien Giacomo Gabusi resplendit dans une Choralfantasie de Schroeder tonique et séduisante, de même qu’il fait merveille dans les pages de Vierne, esthétiquement très à l’aise sur cet instrument. Mentionnons l’étonnant diptyque de Bach proposé par Luise Künzl, façon Stokowski pour la manière orchestrale de registrer en cinémascope, sans pour autant oublier l’« historiquement informé » quant à la restitution du texte proprement dit, même si les innombrables changements de timbres et de plans ralentissent parfois le discours. Sur le strict plan du plaisir sonore, la palme revient aux Maîtres chanteurs de Wagner par Manuel Pschorn, version Edwin Lemare, éblouissants et hauts en couleur (jeux à forte pression), enthousiasmants de souffle et d’endurance. Monumental !

(1) Site Hermann Schroeder
https://www.hermann-schroeder.de/biografie/index.html
https://www.hermann-schroeder.de/diskografie/index.html

(2Eule-Orgel in der Trierer Konstantinbasilika
Présentation : https://www.youtube.com/watch?v=sYBBsc422Zs
Historique et composition : https://www.euleorgelbau.de/wp-content/uploads/2020/01/N21_Trier.pdf