
Karol Mossakowski, orgue Cavaillé-Coll (1862)
de Saint-Sulpice, Paris
LIVRET FRANÇAIS / ALLEMAND / ANGLAIS
Durée : 1h 08′ 25″
Aeolus AE-11491, 2025

Marcel Dupré (1886-1971)
Trois Préludes et fugues, op. 7 (1912)
Charles-Marie Widor (1844-1937)
Trois nouvelles Pièces, op. 87 (1934)
I. Classique d’hier – II. Mystique – III. Classique d’aujourd’hui
Jean-Jacques Grunenwald (1911-1982)
Diptyque liturgique (1956)
I. Preces – II. Jubilate Deo
Daniel Roth (*1942)
Fantaisie fuguée sur « Regina Cæli » (2007)
Karol Mossakowski à Saint-Sulpice…
Nommé en février 2023 organiste titulaire du grand orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice, au côté de Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin et de Daniel Roth, ce dernier désormais titulaire émérite (1), Karol Mossakowski y donnait le 8 juin suivant un prodigieux concert d’installation (2). Le buffet de Chalgrin était pour l’occasion nimbé d’un rouge répondant au blanc de la pierre – aux couleurs de la Pologne. Son programme d’apparat rendait hommage aux organistes « historiques » du lieu (101 ans de titulariat à eux deux !) : Dupré avec le premier de ses Préludes et fugues op. 7, Widor avec sa Cinquième Symphonie, hommage élargi à Franck (qui rêva de cette tribune) : Choral n°2, et ponctué d’une improvisation comme les compositeurs – c’est le cas de Karol Mossakowski – savent en proposer. En bis, deux Chorals de Bach : Liebster Jesu, wir sind hier BWV 731 et 730, qui firent sonner l’orgue de façon étonnamment différente, la libre projection des timbres, d’une prodigieuse proximité, semant presque le doute quant à son esthétique : un authentique caméléon riche de jeux du XVIIIe siècle magistralement intégrés dans ce chef-d’œuvre de Cavaillé-Coll, touché et registré par Karol Mossakowski comme s’il le connaissait et en « respirait » l’esprit et l’acoustique depuis toujours.

Et de formuler un souhait à l’issue de ce récital : graver un jour un récital Bach à Saint-Sulpice. Daniel Roth a lui-même enregistré pour Motette (CD 12321, 1998) un album convaincant et de toute beauté dédié au Cantor – où était évoquée l’ombre d’Albert Schweitzer, célébré cette année, lequel joua un rôle essentiel dans l’édition Widor de l’œuvre de Bach chez Schirmer –, Daniel Roth faisant entendre à Saint-Sulpice un Bach fidèle à son propre temps et idéalement adapté tant à la dynamique qu’aux moyens phénoménaux, foncièrement polyvalents, de cet instrument inclassable.
…et son premier enregistrement au grand orgue Cavaillé-Coll
Pour son premier disque à Saint-Sulpice, Karol Mossakowski aurait pu choisir la « facilité » et proposer un programme flamboyant et magnifique comme celui de son concert d’installation, d’ores et déjà ancré dans les mémoires. Si l’on espère que le projet Bach suivra, l’hommage à ses prédécesseurs à cette tribune ne pouvait que s’imposer – manière également de s’inscrire dans une lignée. Il offre ici un panorama des plus denses, réunion assez peu « grand public » d’œuvres très contrastées mais qui toutes ont en commun une gravité et une sobriété faisant d’emblée de ce récital une œuvre de maturité, loin de tout esprit démonstratif nourri d’œuvres obligées de virtuosité, comme il aurait pu être légitime de procéder pour une première gravure sur un instrument d’exception. Le gain musical et instrumental est ailleurs, dans l’approfondissement et la découverte.
Cela vaut même pour Marcel Dupré dont l’Opus 7, entrepris en 1912 et publié seulement en 1920, est certes l’œuvre d’un jeune musicien, mais avant tout une musique exigeante, savante et « sérieuse » (chaque diptyque est dédié à un jeune défunt : René Vierne, « mort pour la France » à quarante ans dans la Marne, en 1918 ; Augustin Barié, mort d’une congestion cérébrale à trente et un ans, en 1915 ; Joseph Boulnois, mort aux Armées, à trente-quatre ans, de la grippe espagnole, trois semaines avant l’Armistice de 1918). Un cycle en constante réinvention de la forme – et d’une redoutable difficulté. Karol Mossakowski restitue à merveille la lumière déliée de la Fugue du premier diptyque, l’étrangeté quasi surnaturelle de timbres et l’absolue souplesse de la progression du deuxième, donnant dans le cheval de bataille qu’est le troisième la sensation d’une registration optimisée par l’économie, la franchise et l’articulation lyrique du jeu faisant sonner le Cavaillé-Coll avec force et fraîcheur.
Au contraire de Dupré, les Trois nouvelles Pièces de Charles-Marie Widor, publiées en 1934 mais composées antérieurement, sont d’un compositeur presque au-delà de sa pleine maturité. Widor y déploie une poésie venue d’un autre temps, ainsi dans les pages pensées pour les flûtes de Cavaillé-Coll, en particulier dans Mystique (aucun lien avec la pensée liturgique de Tournemire dont le cycle L’Orgue mystique date des années 1927-1932). On y retrouve des caractéristiques du Widor de toujours sur le plan de la couleur harmonique, avec des réminiscences de la Cinquième dans certains détails de mise en forme telles que les petites notes ornementales – du pur Widor orchestral délicatement ciselé. Trois superbes pièces de concert, trop peu jouées, d’une stricte maîtrise d’écriture vivement canalisée sans renoncer au grand souffle propre au maître, très perceptible dans Classique d’aujourd’hui, dont la forme suggère davantage une parenté avec la Gothique.
Pour Dupré comme pour Widor, on sent combien Karol Mossakowski est aussi intensément pianiste : il associe à l’orgue cette liberté du flux musical naturelle aux pianistes mais que les organistes n’osent le plus souvent s’approprier. L’interprétation y gagne en souplesse (de l’énoncé textuel et des affects), à la fois spontanée et librement intégrée, doublée d’une gestion au millimètre – sans contrainte et résolument fluide – des nuances dynamiques, en particulier d’esprit subito.
Les deux successeurs immédiats de Dupré sont ici représentés par des œuvres surgies à des moments très différents de leurs vies de créateurs. Le Diptyque liturgique de Jean-Jacques Grunenwald date de 1956, soit un an après sa nomination à Saint-Pierre-de-Montrouge – il n’accédera à la tribune de Saint-Sulpice qu’en 1973. L’œuvre fut composée pour l’inauguration de l’orgue M.P. Möller (Opus 8888 !) de l’église St James de New York (3), cinquième des huit orgues ayant résonné au fil du temps dans cette église de l’Upper East Side (Madison Avenue / 71st Street). Imposante, l’œuvre s’articule en un « prélude » : Preces (« Prières »), musique d’une vive intensité dramatique, grande progression dynamique pouvant aller jusqu’à une certaine « dureté » cédant aussitôt devant une suspension éthérée sur les ondulants ; puis un Jubilate Deo tenant lieu de majestueux postlude à l’office d’un jour de fête, tour à tour hiératique et extrêmement dynamique.
Daniel Roth était quant à lui titulaire depuis déjà vingt ans à Saint-Sulpice (1985) lorsqu’il composa sa Fantaisie fuguée sur « Regina Caeli », dont il existe deux versions : lui-même a gravé la première (2004) à l’orgue de la Washington National Cathedral [Episcopal] (On a Sunday afternoon, Vol.6, JAV Recordings, JAV 153, 2005) ; la seconde, définitive, achevée en 2006 et publiée l’année suivante chez Schott, fut créée par l’auteur à Saint-Sulpice – où Markus Lehnert l’a gravée en guise de couronnement d’un album dédié à des œuvres de Daniel Roth (Motette, CD 13541, 2007). Le compositeur la présente telle une « introduction et fugato », un Prélude d’une délicate et mobile sérénité (indiqué Dans une douce lueur ensoleillée – Sans rigueur) précédant la Fugue proprement dite. Où l’on perçoit de limpides chants d’oiseaux sur les ondulants, l’œuvre peu à peu s’animant sur des rythmes complexes, jusqu’à l’exaltation, pour se refermer dans l’apaisement. Manière originale et poétiquement mesurée de clore une première gravure à Saint-Sulpice : un cheminement musical lumineusement équilibré, interprété avec élévation et gravité, aplomb et sensibilité. Fin connaisseur des défis liés à la grande et riche acoustique de Saint-Sulpice, Christoph Martin Frommen en signe la magnifique prise de son, comme déjà celle du Bach de Daniel Roth en 1997 puis à maintes reprises, le catalogue de son label Aeolus faisant la part belle au Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice (4).

(1) Nomination de Karol Mossakowski à Saint-Sulpice
https://www.concertclassic.com/article/changement-au-grand-orgue-de-saint-sulpice-tradition-et-renouvellement
Le grand orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice et ses titulaires actuels
https://www.aross.fr/le-grand-orgue/
(2) Concert d’installation du 8 juin 2023
https://www.concertclassic.com/article/concert-dinstallation-de-karol-mossakowski-saint-sulpice-sa-juste-place-compte-rendu
Le concert en replay
https://www.youtube.com/watch?v=ZVrimscxYWY
(3) St James, New York
https://nycago.org/Organs/NYC/html/StJamesEpis.html
(4) Disques Aeolus faisant entendre le Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice – dont une intégrale des Symphonies de Louis Vierne par Daniel Roth (1-4) et Stephen Tharp (5-6)
https://aeolus-music.com/pages/page-paris-saint-sulpice
Karol Mossakowski à Saint-Sulpice – Aeolus AE-11491
https://aeolus-music.com/products/karol-mossakowski-saint-sulpice
Site de Karol Mossakowski
https://karolmossakowski.com
Portrait de Karol Mossakowski à la console du grand orgue de Saint-Sulpice : © Marie Rolland
