SORTIES CD

Par Michel Roubinet

Domenico Scarlatti (1685-1757)

Petite chronique napolitaine…

Livia Mazzanti, orgue Tamburini-Zanin (1983-2007) du Conservatoire San Pietro a Majella de Naples

8 Sonate nell’adattamento per organo di Livia Mazzanti

Sonates K. 380, 377, 27, 33, 513, 481, 159, 466

LIVRET ITALIEN / ANGLAIS (FRANÇAIS)
Durée : 39′ 48″
Birdbox Records BBR2025LMZ01CD, 2025

Plaisir et exigence audiophiles

Mieux qu’un simple enregistrement : un objet imposant et précieux pour audiophiles exigeants, du moins la version analogique ayant motivé cette production scarlatienne : un vinyle accompagné d’un très élégant livret bilingue italien/anglais richement illustré. Si la version numérique écoutée sur CD pour cette chronique comporte un livret uniquement en italien, illustré de même, Lorenzo Vella, directeur du label indépendant Birdbox Records (Rome), ingénieur du son et producteur de cet album, a aimablement fourni à l’intention des lecteurs d’Orgues Nouvelles une version française du texte de présentation musicale : À la recherche du son de Domenico Scarlatti – Une conversation entre Livia Mazzanti et Daniela Tortora.

La durée réduite (pour un CD) de cette superbe production s’explique par des considérations purement audiophiles, dûment argumentées : « Maintenir une durée d’enregistrement faible sur un LP est une nécessité physique et acoustique pour garantir une fidélité et une qualité sonore maximales. […] Une durée d’enregistrement courte (idéalement moins de 18 minutes par face) est considérée comme optimale pour un LP, afin de maximiser volume et dynamique, l’énergie sonore d’un vinyle étant représentée par l’amplitude des ondulations (les sillons) : si la durée est courte, l’ingénieur de cutting peut graver les sillons avec un espace plus important entre eux (un pitch plus large) et une amplitude plus grande. Cela se traduit par un volume plus élevé qui améliore le rapport signal/bruit et réduit le bruit de fond […] » Soit !

Scarlatti – Livia Mazzanti – version vinyle

Livia Mazzanti à l’orgue conçu pour Naples par Jean Guillou 

La technique de prise de son et de gravure du LP n’est pas seule à faire ici la différence, mais surtout, quel que soit le support, la manière d’approcher Scarlatti de Livia Mazzanti, professeur au Conservatoire de Naples et la plus parisienne des organistes romaines, disciple de Jean Guillou souvent entendue en France dans des univers originaux abordés dans un même esprit – dont les fameuses Variations sur un récitatif d’Arnold Schoenberg, qui restent attachées au nom de la musicienne en concert et au disque (captées par deux fois sur le vif à Saint-Eustache, Paris), au côté de Nino Rota, Giacinto Scelsi (qu’elle a bien connu), Castelnuovo-Tedesco ou Bach-Hindemith-Busoni, ce dernier album à l’orgue Steinmeyer (1930) de la Christuskirche di Via Sicilia, l’église évangélique allemande de Rome, dont elle est titulaire (1).

Livia Mazzanti a choisi huit Sonates lui tenant à cœur de longue date, à parts égales en tonalités majeures et mineures, enregistrées en 2024 le jour anniversaire de la naissance de Domenico Scarlatti (26 octobre), à l’orgue de la Salle… Scarlatti du Conservatorio di Musica San Pietro a Majella di Napoli – assurément sous les meilleurs auspices – sur le Tamburini conçu par Jean Guillou. Dans le livret de son CD d’improvisations Le Voyage à Naples (Philips, 2008), Jean Guillou en relate l’histoire :

« C’est en 1982 que la direction du Conservatoire de Naples me demanda de concevoir un nouvel orgue pour la salle de concert de l’établissement, laquelle avait été reconstruite après le tremblement de terre qui avait fait une ruine de l’ancienne salle. On me priait alors de travailler ce projet avec le facteur italien Tamburini que je connaissais déjà.

Cet orgue, conçu peu après celui du « Chant d’Oiseaux » de Bruxelles […], s’en tenait à peu près au même principe et à la même importance sur quatre claviers. Cependant le facteur d’orgue était différent, et aussi l’acoustique de la salle.

L’instrument fut donc construit en 1983, mais alors qu’il se trouvait déjà installé dans la salle, de nombreuses difficultés vinrent s’interposer pour empêcher son usage, et jusqu’à son inauguration : normes de sécurité pour la salle, volontés divergentes des directeurs qui se succédèrent. Ces difficultés ne durèrent pas moins de… 25 années. Soudain, un nouveau directeur fut nommé, le Maestro Vincenzo De Gregorio : ce fut lui, enfin, qui décida qu’il était urgent de redonner vie à cet orgue, et il fit tout le nécessaire pour y parvenir.

Mais il fallait restaurer cet instrument jamais joué, et depuis si longtemps abandonné à la poussière. […] On décida de confier cette restauration, avec renouvellement du matériel électrique et électronique, ainsi qu’une révision de l’harmonisation et quelques légères modifications, à la firme de Francesco Zanin [Codroipo, Province d’Udine, Frioul-Vénétie Julienne], qui, ainsi, devint le second auteur de cet orgue. […] L’inauguration eut enfin lieu le 1er juin 2007 : je jouai des œuvres de Gesualdo, Bach, Schumann, trois de mes Sagas et ma transcription des Tableaux d’une exposition de Moussorgski […]. »

N’ignorant rien, bien entendu, de l’« historiquement informé », Livia Mazzanti reste fidèle à l’idée prônée depuis toujours par son maître Jean Guillou : aborder toute musique depuis le moment présent, en contemporain, naturellement dans le respect du texte mais avec la sensibilité et les moyens sonores d’aujourd’hui. Ce n’est en l’occurrence ni la négation ni le contraire des innombrables versions des Sonates de Scarlatti entendues au clavecin ou même au piano, mais simplement autre chose. Un autre univers sensible où, plus que jamais et par la structuration qu’autorise une vaste palette, très singulière dans le cas de cet orgue napolitain, la musique s’épanouit dans un espace temporel et de timbres d’une ampleur décuplée. Chaque Sonate résonne tel un monde en soi, huit microcosmes parfaitement autonomes mais corrélés, se répondant deux par deux, la structure bipartite avec reprises de ces pages toutes différentes faisant de chacune d’elles un paysage musical d’une vraie densité.

La musicienne cite Busoni, tel un gage de liberté pour l’interprète et de ferment pour la présente approche : « J’aime beaucoup la notion provocatrice de « transcription » formulée par Ferruccio Busoni au début du XXe siècle : Toute notation est déjà transcription d’une idée abstraite, et c’est peut-être de là que je suis partie pour exprimer, avec mon instrument, la fascination que je ressentais depuis l’adolescence pour cet auteur, pour moi maître absolu de la synthèse en musique ; déjà au piano, je percevais chez Scarlatti une conception abstraite transversale, au potentiel extraordinaire. »

Dans sa lumineuse et vive conversation avec la musicologue Daniela Tortora, Livia Mazzanti permet à l’auditeur, Sonate après Sonate, de visualiser et d’anticiper les tableaux musicaux inventifs brossés au fil de son interprétation – dans l’intimité ou en extérieur (PastoraleLa caccia [« La chasse »], plus vraie que nature). Contrastes et climats y sont vigoureusement affirmés, de l’allègre ou champêtre au pur tragique. La prise de son restitue à merveille tant la spatialisation de l’instrument que l’instrumentation complexe et acérée, dans l’équilibre. Émotion, abstraite ou d’inspiration populaire, et virtuosité rivalisent d’éclat, alternant ombre et lumière, jusqu’au sfumato le plus immatériel. L’ultime Sonate, au chant si nostalgiquement prenant et largement déployé, est bouleversante d’intensité poétique. Un Scarlatti qui ne ressemble à aucun autre tout en affirmant de multiples racines et que l’on se gardera de comparer, ce qui serait un contresens. Il suffit d’entrer dans le rythme de la narration, de se laisser porter par les affects de cette musique évocatrice et « spirituellement sensorielle », théâtre haut en couleur alla napoletana.

(1https://www.liviamazzanti.org/discografia/?lang=fr

Domenico Scarlatti – Livia Mazzanti, Birdbox Records (avec préécoute)
https://www.birdboxrecords.com/en/product-page/livia-mazzanti-scarlatti-alla-scarlatti

Site de Livia Mazzanti
https://www.liviamazzanti.org/?lang=fr

Autres photos (livret) : © Lorenzo Vella, Birdbox Records – Nightingale Studios

Couleurs de Vouvant

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