SORTIES CD

Par Michel Roubinet

Die vier Orgeln im Freiburger Münster

Les quatre orgues de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau, Bade-Wurtemberg

Petite chronique fribourgeoise…

Bach Pur – Marienorgel (orgue principal)
Œuvres de Johann Sebastian Bach
Ambiente Audio – ACD 1103
Durée : 1h 09′ 42″

In stylo fantastico – Langschifforgel (orgue de la nef, en nid d’hirondelle)
Œuvres Dietrich Buxtehude, Melchior Schildt, Matthias Weckmann, Franz Tunder, Johann Sebastian Bach
Ambiente Audio – ACD 1104
Durée : 1h 03′ 17″

Orgel international – Michaelsorgel (orgue de la chapelle Saint-Michel, tribune ouest en fond de nef)
Œuvres de Feliks Nowowiejski, Franz Liszt, Ernest Halsey, Leo Sowerby, Niels Wilhelm Gade, Mikalojus Konstantinas Čiurlionis, Anton Bruckner, Marco Enrico Bossi, César Franck
Ambiente Audio – ACD 1105
Durée : 1h 12′ 02″

Künstlerfreunde (« Amis artistes ») – Chororgel (orgue de chœur)
Œuvres de Johannes Brahms, Heinrich von Herzogenberg, Robert Fuchs, Rudolf Bibl
Ambiente Audio – ACD 1106
Durée : 1h 16′ 44″

Symphonic expressions – Die vier Orgeln im Freiburger Münster (les quatre orgues réunis)
Œuvres Franz Schmidt, Sigfrid Karg-Elert, Joseph Marx, Max Reger
Ambiente Audio – ACD 1107
Durée : 1h 20′ 04″

En coffret de 5 CD
Ambiente Audio – ACD 1109
Durée : 6h 01′ 49 »

LIVRETS ALLEMAND / ANGLAIS – 2024

Matthias Maierhofer
aux quatre orgues du Freiburger Münster

Photo de Matthias Maierhofer : © Jan Kühle

Le luxe, le vrai, serait de disposer non pas d’un très grand orgue « à tout jouer » mais de plusieurs instruments d’esthétiques différentes. Ce qui sous-entend un volume s’y prêtant et les moyens d’une telle pluralité, vers laquelle tendent des lieux d’exception. On songe, pour la diversité, à l’Orgelpark Amsterdam (1) ; à la cathédrale de Cologne et à ses deux grands Klais complémentaires, plus un projet d’orgue neuf dans la Marienkapelle (2) ; à celle de Passau, dont l’orgue monumental de 233 jeux (le plus grand du monde dans une église) combine plusieurs esthétiques, en différents emplacements et buffets, accessibles séparément ou combinées (3) ; ou encore, différemment, à Saint-François de Lausanne : un grand orgue polyvalent, un orgue italien, un orgue espagnol (4) – sans parler des universités américaines et de leurs collections instrumentales. Il va de soi que ces instruments multiples, lorsqu’ils sont pensés pour être joués ensemble (ce n’est pas le cas à Lausanne), doivent renoncer à toute différenciation en termes de diapason et de tempérament. La cathédrale de Freiburg im Breisgau en est un glorieux exemple : le Münster (épargné par le bombardement de 1944, contrairement au voisinage immédiat, mais dont les orgues furent endommagés) dispose en effet de quatre orgues, plusieurs fois reconstruits au fil du temps, physiquement et esthétiquement indépendants, tous néanmoins pilotables depuis une console centrale signée Klais (Hauptspieltisch – les plans sonores des quatre orgues y sont tous « flottants », librement attribuables tant aux quatre claviers manuels qu’à la pédale) : 154 jeux (170 registres / 210 rangs),10 363 tuyaux.

Après avoir enseigné à la Hochschule für Musik und Theater Felix Mendelssohn Bartholdy de Leipzig puis à l’Université d’Austin (Texas), Matthias Maierhofer est depuis 2016 professeur à la Hochschule für Musik de Freiburg, organiste titulaire des orgues du Münster et directeur artistique des Internationale Orgelkonzerte im Freiburger Münster – quinze concerts pour cette saison 2025, entre mi-juin et fin septembre. Enregistrés entre 2019 et 2024 (un CD pour chaque orgue dans un répertoire spécifique avec nombre de raretés, cependant que le cinquième réunit les quatre orgues), ces cinq CD font l’objet d’une double parution, séparément et en coffret – remarquables prises de son signées Toms Spogis.

Bach Pur – Marienorgel

Honneur à Bach pour ce premier portrait instrumental. L’orgue principal du Münster est le Marienorgel (« orgue de la Vierge ») : 62/IV+Péd. Si l’instrument précédent (1936) était au droit de la tribune du transept nord (peu saillant), l’actuel Rieger de 1965 est suspendu à la paroi est du même transept, tourné de 30° par rapport au mur arrière afin de projeter le son de façon optimale dans l’édifice. Mécanique depuis sa propre console, il arbore une esthétique hybride, aux trois claviers « classiques » répondant un Schwellwerk (Récit expressif) romantique-symphonique allemand. Le Rieger néobaroque d’origine a été entièrement restauré en 2001 par Glatter-Götz, puis en 2017 par Rieger (quelques jeux d’anches ont été changés en 2021). Par deux fois modifiée, l’harmonisation actuelle revendique une image sonore « universelle et classique ». Bach y sonne grandement, les œuvres imposantes (Toccata et fugue « Dorienne » ou Passacaille, celle-ci, peu « registrée », s’en tenant globalement à un plenum choisi avec détente centrale de la section aérienne des mes. 112-128) comme les pages plus délicates : Sonate en trio n°6Chorals Liebster Jesu, wir sind hier BWV 730-731, Partita O Gott, du frommer Gott. Matthias Maierhofer adopte des tempos judicieusement pondérés, en vive adéquation avec l’acoustique riche et porteuse. Puissamment articulé et structurant, son toucher permet d’apprécier les nuances tant de la polyphonie que des timbres, d’une noble et fière éloquence. Dans la Passacaille, la matière sonore donne le sentiment d’être sculptée de l’intérieur, projetée d’un bloc, lumineux, dans la croisée, la sonorité d’ensemble se parant de cette fameuse Gravität prisée de Bach.

In stylo fantastico – Langschifforgel

De 1965 comme le Rieger, l’orgue en nid d’hirondelle du mur nord de la nef (un instrument y est attesté depuis le XVe siècle) est un merveilleux Marcussen : 21/II+Péd. L’orgue de 1545 plusieurs fois modifié survécut plus de trois siècles avant d’être remplacé en 1870, puis 1929 et 1936. Le Marcussen est d’esthétique baroque nord-allemande, naturellement idéale pour le stylo ou stylus fantasticus. Fait exceptionnel, l’harmonisation n’aurait pas été retouchée depuis 1965 (deux relevages : Fischer + Krämer en 1985, Metzler en 2010). Ce qui ne laisse d’impressionner à l’écoute de cet album, l’un des plus vivifiants et séduisants du coffret : l’orgue ne sonne nullement « années 60 », même si la trompette peut sembler plus ronde que baroque. Bien plus réduite que celle de l’orgue de 1929 – 58 jeux (autant que le Marienorgel à la même époque), certains sur la tribune en fond de nef – mais plus étendue qu’en 1936 (14 jeux), la palette du Marcussen arbore une plénitude (principaux et mixtures) et une enveloppante poésie (flûtes) qui rayonnent en surplomb de la nef. Leur répond une vivacité chatoyante de chaque instant, l’interprète faisant librement chanter textures, rythmes et couleurs de pages idéalement choisies et complémentaires.

Orgel international – Michaelsorgel

Programme passionnant en forme de souple juxtaposition d’œuvres rares, riches en climats contrastés, pour un tour d’horizon de la littérature européenne de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècles. Matthias Maierhofer y met en valeur avec faconde et virtuosité (des pages comme l’engageant et complexe Scherzo op. 49 n°2 de Bossi devraient être au répertoire usuel des concertistes) l’instrument plus spécifiquement « symphonique » du Münster : un Metzler de 2008 (43/III+Péd.) dont la base « classique » est complétée d’éléments propres aux factures française et allemande – deux claviers de Récit expressif, entre Cavaillé-Coll et Ladegast (Franck y sonne avec une vive acuité), italienne (chœur de violes) et d’outre-Manche – le précédent instrument (Gebrüder Späth, 1965) est aujourd’hui dans l’église de la Trinité à Sarajevo.

En ouverture : imposant Preludio de la Symphonie n°6 de Feliks Nowowiejski, compositeur polonais injustement négligé, qui en composa neuf, très personnelles sans ignorer l’apport des maîtres français (Rudolf Innig en a gravé une intégrale à l’orgue Sauer de la cathédrale de Brême, MDG, 1998). Liszt permet d’apprécier la palette des fonds, globalement mordants pour une projection claire depuis la chapelle Saint-Michel située au premier étage de la tour, ouvert sur la nef, au-dessus du profond porche d’entrée.

La fanfare initiale de l’attrayante Toccata de Ernest Halsey fait retentir les chamades ajoutées en 2023 (Orgelbau Fehl), puis le Tuba magna à forte pression, dans la tradition anglaise, du clavier de Solo. Très poétique Carillon de Sowerby, de forme libre et singulière, lequel met à contribution un autre registre du Solo, Campane, soit une octave de cloches reprenant ici le thème du carillon (il y a de même un Glockenspiel de trois octaves au Schwellwerk du Marienorgel – les deux Effektregister du complexe instrumental).

Künstlerfreunde – Chororgel

Nimbé d’une chaleureuse et élégante distance mais sonnant généreusement, le Chororgel est le plus récent des orgues du Freiburger Münster : un Kuhn à transmission électrique érigé en 2019 sur le côté sud du chœur (32/II+Péd., 24 jeux réels + emprunts et extensions) – beaucoup de profondeur et d’ampleur dans la résonance et sa spatialisation. Les « Amis artistes » évoqués par le titre de l’album, à son tour riche en raretés, se réfèrent aux compagnons de route viennois appréciés et admirés de Brahms, maîtres du romantisme tardif non pas dans l’ombre de leur illustre Freund mais honorablement à ses côtés. Hormis les deux Préludes et fugues de Brahms, tout ici sera sans doute nouveau pour l’auditeur.

Heinrich von Herzogenberg, romantique pétri de classicisme, apparaît dans la mouvance de Mendelssohn, son écriture savante et lumineuse faisant sienne la tradition du choral luthérien. Poésie et éloquence innervent les pages variées de ses Six Chorals op. 67 (1889), qui ont pu orienter l’esthétique de l’œuvre ultime de Brahms, les Chorals op. 122 (1896).

Pour Martin Haselböck, éditeur de Robert Fuchs, notamment organiste de la cour impériale, les remarquables Variations de 1911 (Thème, [dix] Variations et Finale, Fugue) sont l’un des chefs-d’œuvre de la musique autrichienne entre Brahms et Franz Schmidt. Elles évoquent davantage, sur les plans esthétique et harmonique, les cycles pour piano de Brahms que les monuments contemporains pour orgue de Max Reger.

Les Sechs Charakterstücke op. 64 (1890) de Rudolf Bibl constituent quant à elles un cycle habilement contrasté et captivant – c’est ici le Schumann des pages pour piano-pédalier qui de prime abord vient à l’esprit. Instrument et interprète font merveille dans ce répertoire à découvrir.

Ajoutons que Kuhn a également construit, en 2019, un Turmwerk ou Auxiliarwerk de 9 jeux, non indépendant et conçu pour étoffer en fonds et anches de 16 et 8 pieds tant le Marienorgel que le Chororgel. Installé dans la chapelle haute (ancienne « Salle des archives ») de l’une des deux « Tours du Coq » (Hahnentürme), celle du côté sud, qui se dressent à la jonction du transept et de l’entrée du chœur, sa sonorité se diffuse vers la nef principale et le bas-côté sud via une fenêtre à double arcade.

Symphonic expressions – Die vier Orgeln im Freiburger Münster (les quatre orgues réunis)

Pour son premier CD aux quatre orgues réunis, Matthias Maierhofer explore la sphère austro-allemande au tournant du XXesiècle. De l’œuvre immense de Franz Schmidt, le grand public ne connaît guère, du moins de renom, que Das Buch mit sieben Siegeln (Le Livre aux Sept Sceaux, Vienne 1938), oratorio maintes fois enregistré – au passage, on recommande le remarquable coffret Deutsche Grammophon (3 CD, 2020) que Paavo Järvi et l’Orchestre de la Radio de Francfort ont consacré aux quatre Symphonies (+ l’Intermezzo de Notre Dame, opéra d’après Victor Hugo, Vienne, 1914). Tout comme Liszt dans Ad nos, Schmidt utilise un thème puisé dans un opéra, son propre Fredigundis (Berlin, 1922), comme base de ses monumentales Variations. Il y fait, à sa manière singulière, le lien entre Liszt (jusqu’au rythme pointé de la Fugue) et Reger, le recours au chromatisme donnant des résultats fort différents sur le plan dramatique.

Souvent minorée en regard de celle de Reger, l’œuvre de Karg-Elert regorge de pages captivantes. Ses Trois Impressions op. 72, « À Monsieur Alexandre Guilmant », sont d’une poésie extrême, « impressionniste », et requièrent un traitement instrumental, comme c’est ici le cas, d’un tout aussi extrême raffinement, timbres et dynamique liés. Le tout ici rehaussé d’une agogique chaleureuse et sensible, quasi vocale – plus la touche féerique des Campane dans Clair de lune.

Jadis célèbre pour ses lieder et alors parmi les compositeurs autrichiens les plus joués, Joseph Marx est tombé dans l’oubli. S’étant tourné vers l’orgue dans l’ombre de Reger, il laisse de grandes pages pour l’instrument (non datées, sans doute début de siècle) publiées en 2014 par Universal, dont l’imposante Chaconne. D’une fluidité constante dans sa progression, elle repose sur un thème qui rend hommage à la Passacaille de Bach (de même la syncope initiale des « variations ») avant de suivre résolument son propre chemin, se déployant jusqu’au grandiose – lumineuse dramaturgie, moins suprêmement « angoissante » que chez Reger.

Ce dernier est ici représenté par l’un de ses plus parfaits chefs-d’œuvre et son œuvre ultime pour orgue, dans sa version écourtée, clarifiée et rééquilibrée par lui-même. Souffle ample de Matthias Maierhofer, librement et généreusement déclamatoire, au meilleur sens du terme, à mille lieues de maintes interprétations dont l’expressivité est amoindrie par une précipitation systématique et presque déshumanisante du jeu (ainsi, souvent, dans l’intégrale Reger de Rosalinde Haas, MDG) : un Reger captivant, formidablement orchestré (l’œuvre est dédiée à Richard Strauss !).

Si l’on devine au fil de l’écoute la provenance multiple des timbres, il va sans dire que cette gravure, magnifique, ne peut être que « frustrante », l’écoute frontale ne permettant pas d’apprécier l’architecture sonore mise en œuvre (un SACD, jusqu’à un certain point, serait mieux à même d’en restituer l’aspect multidirectionnel). Il faudrait être au cœur du phénoménal espace de résonance, « quadriphonique », que seule permet l’écoute sur place en situation d’immersion, rien ne remplaçant, fort heureusement, l’expérience immédiate.

Ce coffret ne peut dès lors que nourrir le désir de découvrir par soi-même l’univers instrumental sans guère d’équivalent du Freiburger Münster. Freiburg ist eine Reise wert

(1) Orgelpark Amsterdam
https://www.orgelpark.nl/en/instruments

(2) Orgues de la cathédrale de Cologne
https://www.koelner-dommusik.de/orgeln/domorgeln

(3) Orgues de la cathédrale de Passau – restauration Klais-Schuke-Casavant 2021-2025 (pour ± 6,5 millions d’€uros)
https://www.bistum-passau.de/dom-kultur/dom-st-stephan-passau/die-orgel-im-dom-st-stephan
https://www.bistum-passau.de/dom-kultur/dom-st-stephan-passau/die-orgel-im-dom-st-stephan/das-klangliche-konzept

Composition des différentes sections jusqu’à l’actuelle restauration :
https://de.wikipedia.org/wiki/Orgeln_des_Domes_St._Stephan

(4) Orgues de l’église Saint-François de Lausanne
https://organopole.com/les-orgues/#saint-francois

Die vier Orgeln im Freiburger Münster – ACD 1103-1107 [en coffret : ACD-1109]
https://www.ambiente-audio.de/main/seite1.php?language=fr&filename=katalog.php&search=yes&label=2&layout=katalog

Die Orgeln im Freiburger Münster (site en allemand)
https://www.muensterorgel.de

Composition actuelle des quatre orgues
https://www.muensterorgel.de/muensterorgeln/gesamtdisposition

Domorganist Prof. Matthias Maierhofer
https://www.muensterorgelkonzerte.de/menschen-und-musik/domorganist
https://de.wikipedia.org/wiki/Matthias_Maierhofer

Pour les amateurs désireux d’approfondir l’histoire des quatre orgues du Freiburger Münster au fil de leurs nombreuses transformations et reconstructions, partielles ou complètes :
Marienorgel
https://www.muensterorgel.de/muensterorgeln/marienorgel-hauptorgel-2

Langschifforgel
https://www.muensterorgel.de/muensterorgeln/langschifforgel

Michaelsorgel
https://www.muensterorgel.de/muensterorgeln/michaelsorgel-2

Chororgel
https://www.muensterorgel.de/muensterorgeln/chororgel

Turmwerk ou Auxiliarwerk
https://www.muensterorgel.de/muensterorgeln/turmwerk-auxiliar

Console principale
https://www.muensterorgel.de/muensterorgeln/hauptspieltisch

Acqua Fresca

Acqua Fresca

Vincent Dubois

Vincent Dubois - Eternal Notre-Dame

Couleurs de Vouvant

Couleurs de Vouvant