SORTIES CD

Par Michel Roubinet

Elsa Barraine (1910-1999)

Lucile Dollat, orgue Grenzing (2015) de l’Auditorium de Radio France, Paris
Florent Jodelet et François Vallet, percussions

LIVRET FRANÇAIS / ANGLAIS
Durée : 1h 10′ 38″
Radio France, Collection Tempéraments, TEM 316076 (distribution Outhere), 2025

Musique rituelle pour grand orgue, tam-tam et xylophone (1967)
Premier Prélude et fugue (1928)
Reflets Magyars (1961)
Deuxième Prélude et fugue (1929)
Élévation (1958)

Alors que paraissait chez Tempéraments son album Night Windows (1), Lucile Dollat (sur le point d’achever sa résidence à Radio France – Alma Bettencourt lui a succédé aux claviers du Grenzing) s’apprêtait à faire entendre en concert des extraits de Musique rituelle d’Elsa Barraine (2). Elle publie dans la même collection un nouveau CD, entièrement dédié à la compositrice. Rien de démonstratif dans cette musique exigeante et « sévère », savante autant qu’intuitive et ressentie au plus profond par une femme aussi politiquement et humainement engagée qu’en quête de spiritualité. Claviériste sans être organiste, elle se montre davantage intéressée par le souffle de l’orgue et ses possibilités structurelles infinies que par sa palette. On remarque d’ailleurs que la question de la registration – donc la part de liberté de l’interprète – n’est abordée ni dans le beau texte de présentation, signé Cécile Quesney et Mariette Thom, ni dans les analyses accessibles en ligne, dont la présentation par Lionel Pons de Musique rituelle, reprise dans le dossier très fouillé des Amis de la musique française (3). On note aussi qu’Elsa Barraine est absente du Guide de la Musique d’orgue de Fayard (1991), y compris de sa seconde édition (2012), situation assurément regrettable mais qui sans doute reflète la place très comptée qu’elle occupe chez les organistes.

Elsa Barraine fut la quatrième femme (depuis Lili Boulanger en 1913) à remporter le Prix de Rome – d’abord un deuxième second Prix, en 1928, pour sa cantate Héraclès à Delphes, puis l’année suivante un Premier Grand Prix avec La vierge guerrière, trilogie sacrée sur le thème imposé : Jeanne d’Arc, qui ne l’aurait guère inspirée ou motivée – pour sa victoire inattendue, elle invoquait la chance ! Elle venait de composer ses premières pièces pour orgue : un premier Prélude et fugue, celle-ci « sur un chant de prière israélite » (« Hommage respectueux à mon Maître Paul Dukas »), un second Prélude et fugue, de nouveau « sur un chant juif » (1928-1929) – Elsa Barraine était juive par son père. On reste étonné par la maîtrise formelle et expressive de ces pages denses, complexes mais séduisantes, de la part d’une compositrice de pas même vingt ans. Puis l’orgue soliste disparut de ses préoccupations.

Elle y revint pour une page de circonstance, dédiée en 1958 à Jean Langlais : Élévation. S’ensuivit en 1961 Reflets magyars (Cinq Méditations sur un thème hongrois « Elindultam szép hazámból » [J’ai quitté mon beau pays natal]), miniatures contrastées et individualisées, ciselées et singulières de ton, composées pour le mariage du fils du chef d’orchestre et compositeur Manuel Rosenthal – Elsa Barraine avait œuvré dans la Résistance au sein du même groupe que lui. Ce « thème et quatre variations » sur une mélodie notée par Bartók en 1906 fut créé lors des noces par Raffi Ourgandjian. L’organiste et compositeur natif de Beyrouth fut aussi celui qui incita Elsa Barraine à composer Musique rituelle, qu’il créa à la cathédrale de Lausanne en 1967 et enregistra quarante ans plus tard (Marcal Classics, 2010) à l’orgue néoclassique Michel-Merklin et Kuhn (1964) du Saint-Nom-de-Jésus à Lyon, restauré par Michel Jurine, proposant le même programme que le présent CD.

Musique rituelle

Inspirée du Bardo Thödol ou Livre tibétain des morts (bardo : état intermédiaire, thö : entendre, dol : libérer), Musique rituelle pour grand orgue, tam-tam et xylophone, comme indiqué sur la couverture du manuscrit calligraphiée par Elsa Barraine elle-même, ornée du mantra sanskrit Aum Ma Ni Pad Me Hum (« Salut, joyau dans la fleur de lotus »), associe orgue, tam-tam (à hauteur indéfinie), gong (instrument accordé) et xylo[ma]rimba (entre xylophone et marimba, ce dernier étant l’instrument ici choisi).

« La spiritualité dans la démarche d’Elsa Barraine ne doit rien à une vision dogmatique figée, mais tout à une curiosité sans cesse en éveil, évoluant entre plusieurs cultures dont elle a approfondi les sources. […] la lecture de la Bhagavat-Gitâ que lui avait fait connaître Paul Dukas ou encore de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta de René Guénon ont considérablement compté dans son cheminement personnel, conjuguant au plus intime spiritualité et ouverture. » – Lionel Pons

Ce rituel funéraire retrace le voyage de l’âme entre l’agonie et le moment où elle va pouvoir s’orienter vers la libération définitive ou la réincarnation. La musicienne rend compte de ce voyage de quarante-neuf jours en sept étapes – « Le chiffre sept et ses multiples […] est directement présent dans l’échelle de durées utilisées dans les sept parties, de quarante-neuf triples croches à zéro. » (id.). Autre forme de symbolique des nombres, qui semble indissociable de la manifestation de la spiritualité en musique. Elsa Barraine fait montre d’une pleine liberté dans le traitement musical d’étapes fortement contrastées. Une musique que l’on peut présenter, en aucun cas décrire. Il faut vibrer tout au long du périple de l’âme comme y invitent Lucile Dollat, Florent Jodelet et François Vallet, à une intensité exacerbée répondant une sensibilité tout aussi malléable, jusqu’au moindre bruissement des percussions ou murmure de l’orgue. On relève dans l’agencement et l’usage des contrastes de couleur, en particulier dans Les divinités irritées sur fond de rythmes irréguliers à la vive scansion, un écho des Colloques de Jean Guillou, dont les cinq premiers furent composés dans les années 1960 : le n°4 (1966) associe à l’orgue et au piano un pupitre de percussions réunissant xylophone, vibraphone, tom-tom, tam-tam grave, cymbales suspendues, gong et timbales.

Un disque captivant, servi par des musiciens suprêmement investis mais « desservi », comme l’on sait, par l’acoustique de l’Auditorium de Radio France, qui donne (pour l’orgue) le très étrange sentiment de ne pas s’inscrire dans un espace réel, tangible. Élévation, qui referme le CD sans réellement pouvoir offrir de résonance sensible, suspend trop brusquement l’écoute onirique d’un tel programme. Modifier l’ordre d’écoute change tout : un enchaînement chronologique, en plus de donner à entendre l’évolution vers toujours plus d’absolu et de hauteur de la part de la compositrice, permet de refermer l’album sur l’extinction progressive, libératoire, de La Délivrance différée.

E. Barraine, 3e Reflet magyar (extrait) – Lucille Dolat à l’orgue Grenzing de Radio-France (Paris)

(1Night Windows
https://orgues-nouvelles.org/night-windows/

(2) « Redécouvrir Elsa Barraine »
https://www.maisondelaradioetdelamusique.fr/actualites/redecouvrir-elsa-barraine

La compositrice a été évoquée à maintes reprises sur l’antenne de France Musique (podcast)
https://www.radiofrance.fr/recherche?term=Elsa+Barraine

(3Musique rituelle pour orgue et percussions : la durée et le rythme comme vecteurs de spiritualité, texte de Lionel Pons initialement publié dans la revue Euterpe (septembre 2013, n°23).
https://lesamisdelamusiquefrançaise.com/?texte=barraine-elsa

Elsa Barraine par Lucile Dollat – Radio France, Collection Tempéraments, TEM 316076 
https://www.radiofrance.com/les-editions/disque/elsa-barraine-musique-rituelle

Site de Lucile Dollat
https://luciledollat.fr

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